De l’eau pour Mars
L’un des problèmes critiques dans les projets de vols pilotés vers Mars concerne le fret et les vivres à emporter pour la survie des astronautes—une masse qui atteint de hautes valeurs, vu la longueur de la mission—et notamment les réserves d’eau liquide. On parle beaucoup, en science, du sujet de « l’eau sur Mars ». Dans ce dossier, nous allons au contraire nous pencher sur le problème de « l’eau pour Mars ».
Combien d’eau emporter ?
Pour les vols pilotés dans l’espace, le poste le plus important, au niveau des ressources à embarquer, concerne le propergol pour la propulsion du vaisseau (maintien à poste ou changements de trajectoire). En seconde position vient l’eau liquide pour l’alimentation de l’équipage, l’hygiène, voire la production d’eau respirable par électrolyse. Dans tout projet de vol piloté vers Mars, il est donc indispensable de chiffrer la masse d’eau liquide à emporter, qui aura d’importantes répercussions sur la masse totale à propulser vers la planète rouge, et donc sur le coût de la mission.
En termes d’eau consommée par un astronaute, le minimum préconisé est de 2 kilogrammes (2 litres) par jour en eau potable, et 2 kilogrammes supplémentaires en eau contenue dans les aliments—soit directement incluse (dans les conserves, notamment), soit ajoutée à la nourriture déshydratée. Aussi modestes qu’ils puissent paraître pour des vols de courte durée (pour les 3 astronautes d’un vol Apollo vers la Lune de 10 jours aller-retour, la masse d’eau potable représente 120 kg), ces chiffres prennent une toute autre importance lorsque l’on raisonne en années, puisqu’un vol martien se joue sur 6 mois aller, 6 mois retour, et 18 mois passés sur place dans le scénario « standard », soit 900 jours (deux ans et demi).
Pour un groupe de 5 astronautes (les divers scénarios proposant 4 à 6 astronautes), cela représente 4500 jours-astronaute à raison de 4 litres par jour, soit 18 tonnes d’eau potable ! Et comme l’hygiène nécessite la même quantité d’eau pour le lavage du corps au gant de toilette et les taches ménagères, ce sont en tout 36 tonnes d’eau liquide qu’il faut prévoir à bord.
Lorsque l’on sait qu’un étage de fusée interplanétaire, tel celui envisagé pour le vol vers Mars, est capable de propulser 100 tonnes vers la planète rouge, devoir colporter 36 tonnes d’eau est rédhibitoire, d’autant qu’il faut freiner cette masse en arrivant à destination et en poser une grande partie sur le sol martien. La seule solution logique, et les ingénieurs l’ont compris depuis longtemps, c’est de recycler en permanence l’eau utilisée, puisqu’elle a le mérite d’être constamment et intégralement restituée par les astronautes sous forme d’urine et sous forme de sueur.
Comment la recycler
Récupérer l’urine est élémentaire ; récupérer l’eau de la transpiration n’est guère plus difficile, puisqu’il suffit de filtrer l’air de la cabine pour en condenser la vapeur d’eau. Filtrer l’urine de manière à la rendre utilisable, voire potable, est plus complexe et fait intervenir des équipements sophistiqués—qui doivent être infaillibles puisque la vie des astronautes en dépend—et eux-mêmes assez lourds.
Dans les laboratoires au sol comme dans la Station Spatiale Internationale (ISS), on travaille sur la question. Dans la station, le système de régénération d’eau est volumineux (la taille de deux réfrigérateurs) et pèse près de trois tonnes. Il consiste en plusieurs unités, dont un distillateur d’urine : on évapore l’urine, de sorte qu’une vapeur d’eau plus ou moins pure se sépare d’un reliquat d’impuretés (une forme de saumure). Encore faut-il tenir compte du fait qu’en impesanteur, liquide et gaz ne peuvent pas se séparer pas simple gravité. Il faut donc contourner le problème en mettant la « cocotte minute » en rotation, créant une force centrifuge qui plaque les impuretés liquides sur les parois périphériques, alors que la vapeur d’eau est aspirée et évacuée au bout du système. Cette eau prétraitée est alors condensée et rejoint celle récupérée en parallèle par condensation de la vapeur d’eau de la cabine (la sueur des astronautes).
L’eau subit alors plusieurs filtrages par osmose à travers des membranes qui laissent passer les molécules d’eau, mais pas les molécules plus grosses qui sont retenues par les filtres. Pour les molécules plus petites et plus volatiles, une réaction oxydante (catalytique) est alors opérée à haute température. Un test de la pureté de l’eau est effectuée en fin de réseau par transmission électrique : une eau avec des impuretés transmet mieux l’électricité que de l’eau pure. Si l’eau est bonne, elle gagne le réservoir de stockage : on peut la boire. Si elle laisse à désirer, elle est renvoyée une nouvelle fois dans la boucle de purification.
À l’arrivée, on arrive à recycler l’eau à 90 % (pas totalement, car il y a toujours des pertes). Pour la Station Spatiale, quelques petits problèmes restent à régler et des pannes peuvent faire chuter le rendement, mais pour le vol martien il faudra être infaillible.
Pour ce vol vers Mars, si l’on est capable de recycler l’eau à 90 %, on n’a plus besoin dans l’absolu que d’emporter 4 tonnes d’eau, plutôt que les 36 tonnes prévues au départ. Au passage, pour les matheux, c’est une itération de recyclages sur 900 jours et donc une série mathématique : ce n’est pas 3,6 tonnes (10 % de 36 tonnes) qu’il faut emporter, mais bien environ 4 tonnes. En arrondissant à 5 tonnes d’eau pour avoir de la marge, et en ajoutant 4 tonnes pour le matériel de recyclage, on peut s’estimer satisfait du gain énorme en masse embarquée (9 tonnes plutôt que 36, soit le quart).
Et pourquoi pas la respirer ?
L’eau a une autre vertu pour l’équipage : elle peut procurer de l’oxygène par électrolyse. En complément ou en remplacement d’oxygène liquide pour la respiration de l’équipage—respiration qui nécessite un kilogramme d’oxygène par jour et par astronaute, donc une masse de près de 5 tonnes à embarquer pour une mission—on peut dissocier l’eau électriquement en oxygène et hydrogène.
L’hydrogène est ventilé par dessus bord à l’heure actuelle dans la Station Spatiale, mais à l’avenir on s’en servira pour un autre cycle astucieux de recyclage : la réaction de Sabatier. Cette dernière est une réaction chimique fort utile pour le vol martien, qui consiste à combiner hydrogène et dioxyde de carbone : la réaction donne comme produits du méthane et de l’eau. Quelle meilleure façon de recycler le dioxyde de carbone rejeté par la respiration de l’équipage : on obtient de l’eau supplémentaire, ainsi que du carburant pour les moteurs-fusées !
On voit ainsi qu’un recyclage intelligent des déchets d’un équipage peut non seulement régénérer le stock d’eau, mais aussi de fabriquer d’autres produits intéressants.
Utiliser l’eau martienne : une solution d’avenir
Si le vol vers Mars nécessite un recyclage sophistiqué, le séjour sur place promet à terme d’être beaucoup moins exigeant. Par exemple, la gravité martienne (0,39 g, un peu plus du tiers de la pesanteur terrestre) permet de s’affranchir de la partie centrifugeuse du recycleur d’eau et d’éléments annexes. Le recycleur du module de séjour sur Mars sera donc plus simple et moins massif que celui du vol croisière vers la planète rouge.
Il y a évidemment plus prometteur encore : l’eau glacée dont regorge la planète Mars en surface et dans son sol aux hautes latitudes et qui pourrait donc être directement exploité. Cela nécessite bien sûr de se poser aux hautes latitudes : au-delà de 70° (l’équivalent du cercle arctique) pour disposer de glace en surface ou à quelques centimètres seulement de profondeur. Cela entraine quelques désagréments : hivers longs et obscurs, température moyenne plus basse que dans les autres régions, moins d’électricité photovoltaïque. Mais le jeu en vaut la chandelle : les équipages n’auront plus besoin que d’emporter l’eau nécessaire au vol aller ; le reste (80 %) étant fourni gratuitement par la planète rouge.
Il y a aussi des endroits prometteurs à plus basse latitude : de petits impacts récents ont labouré et éjecté de la glace en surface, depuis moins d’un mètre de profondeur, sur plusieurs sites aussi bas que 45° (latitudes moyennes). D’autres régions plus proches encore de l’équateur dissimulent de la glace à des profondeurs identiques, d’après les spectromètre à neutrons qui scrutent le sol depuis orbite, notamment autour des massifs volcaniques de Tharsis et d’Elysium.
À très long terme, la dépendance pour l’accès à la glace d’eau qu’une base soit cantonnée aux hautes latitudes pourrait être effacée par un « glacioduc » acheminant l’eau de ces latitudes vers l’équateur où les colonies pourraient se développer au soleil. Ce serait la version moderne des mythiques canaux martiens chers à Schiaparelli et à Percival Lowell : la réalité rejoindrait alors la fiction…