Voici un résumé de mon intervention orale le 8 novembre 2016 au Workshop ou à l’Atelier TRAMINES (Regards croisés sur les trajectoires socio-environnementales des sites miniers actuels et passés), organisé par l’Université de Savoie .
Depuis une bonne décennie, la grande presse montre la face noire de la mondialisation des échanges en Europe et aux Etats-Unis. Toutefois que c’est-il passé ? A mon sens, entre le début des années 2000 et 2010 , les produits non ou peu transformés, tels les métaux et le riz, ont enfin atteint des prix élevés, un trait qui n’advenait pas depuis des siècles durant lesquels la croissance de l’Occident fut basée pour une large part sur les prix bas ou très bas des matières premières. Ce point de vue est aussi et d’abord celui de Filipe Duarte Santos, professeur de l’Université de Lisbonne et auteur entre autres de l’ouvrage “Humans on Earth” (2012) dans lequel il montre l’évolution favorable des prix, sur le marché mondial, du panier de ces produits caractéristiques des pays du Sud.
Le Prof. F. D. Santos est un Collègue que j’ai eu la chance de rencontrer au Pérou, lors d’un congrès sur les zones arides organisé par l’Université Nationale San Agustin d’Arequipa (UNSA), en octobre 2011.
A une échelle plus locale, la Bolivie, un pays sud-américain grand producteur de matières premières ou de produits non transformés (métaux non-ferreux, gaz et soja), en a profité. En descendant encore à l’échelle d’une ville telle Potosi (presque 200 000 habitants), le nouveau boom minier (zinc, argent, plomb, lithium au-delà de la cité, etc.) fut poussé grandement par la demande des pays du Sud-Est asiatique en pleine industrialisation.
Il en résulta une tension localement entre production et conservation dans la ville de Potosi, classé au patrimoine de l’Humanité depuis 1987 par l’Unesco. Potosi est née spontanément, comme campement minier à 4000 m d’altitude, sur le flanc du plus grand gisement d’argent du Monde (le Cerro Rico 4800 m) découvert par les Espagnols en 1545. Elle accéda très rapidement au rang de “Ville Impériale” des Habsbourg, lors de la fin du “Siècle d’Or espagnol” (le XVIe s. mais souvent couvrant aussi le début du XVIIe s.), jusqu’à devenir vers 1610 une des plus grandes villes de l’Occident – Europe comprise – avec 160 000 habitants. Elle compta presque 100 usines (ingenios), 18 églises paroissiales, plusieurs théâtres, des centaines de tripots, etc.
La cité de Potosi se dota du plus grand ensemble hydraulique d’alors dans le Monde, avec sa vingtaine de lacs artificiels, indispensable pour moudre le minerai d’argent. Entre 1590 et 1600, Potosi produisit plus de 40% de l’argent de la Terre entière.
Historiquement depuis la seconde moitié du XVIe siècle soit près de de cinq siècles, il se note une succession de booms miniers (et de dépressions), comme dans la plupart des grands gisements de non-ferreux, dépendant de l’offre et la demande à l’échelle mondiale : le plus grand boom à la fin du XVIe-début XVIIe s., celui de l’argent ; un autre important à la fin du XIXe-début XXe s., celui de l’étain ; le boom contemporain, depuis les années 2000 de type polymétallique avec une forte demande en zinc, argent, plomb, etc.
En outre, dans le département de Potosi, outre l’ouverture d’une grande mine à ciel ouvert d’argent à San Cristobal par la compagnie japonaise Sumitomo, le lithium du Salar d’Uyuni commence à être exploité.
La protection du patrimoine a concerné essentiellement l’archéologie industrielle, notre principal intérêt vu l’importance de l’hydraulique dans l’histoire urbaine, et la restauration des bâtiments religieux.
Celle des habitations fut quelque peu négligée : ces dernières sont et furent toujours modestes dans un damier urbain – selon le modèle romain repris par les Espagnols – où les isolats sont petits. En général, vu la dureté du climat et l’isolement géographique, les mineurs quittaient la ville dès fortune faite.
Des années 1980 (marquée par le retour à la démocratie parlementaire en Bolivie et les débuts du tourisme) jusqu’aux années 2000, il est à retenir trois dates-clés quant à ce thème de la protection et de la valorisation des acquis coloniaux et de la république de Bolivie (après 1825) :
– 1987, le classement de la ville au Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco ;
– 2009, la fermeture du PRAHP (Plan de Reabilitación de Áreas Históricas de Potosí) par la coopération espagnole ;
– 2014, le patrimoine urbain et industriel de Potosi en danger selon l’Unesco.
La restauration puis la dégradation du patrimoine de Potosi
A Potosi, le moteur de la récupération de l’image de marque espagnole fut le PRAHP, une association culturelle mixte (entre la Bolivie et l’Espagne) créée en 1991. Les experts boliviens (architectes, historiens, etc.) y étaient bien représentés et le PRAHP restaura, certes des dizaines d’églises, mais aussi des usines et bâtiments par un travail d’archéologie industrielle, assisté par Carlos Serrano Bravo, professeur de l’Université Autonome Tomas Frias de Potosi et spécialiste en métallurgie .
L’acmé de cette coopération fut la visite le 16 juillet 2000 des Rois d’Espagne à Potosi, une cité qui avait permis largement le financement du « Siècle d’or » espagnol soit le XVIe siècle, et qui néanmoins n’avait jamais été visité par les plus hautes autorités ibériques. La grande époque de sauvetage et de restauration de l’ancien outil industriel s’acheva avec la crise économique espagnole à partir de 2007-2008 et le PRAHP ferma ses portes à la fin de 2009. Des tentatives de former vers 2012 un Géoparc, toujours sous les auspices de l’Unesco, n’aboutirent pas. Le travail de la Société Espagnole pour la Défense du Patrimoine Géologique et Minier (SEDPGYM) n’alla pas au-delà de l’organisation de congrès et de travaux scientifiques. La participation de la population à la préservation des biens communs hérités d’une riche histoire ne fut jamais développée. Ce repli de la recherche et de la restauration et cette absence de protection participative se conjuguèrent à un boom de la demande des métaux non-ferreux, essentiellement en Asie du Sud-Est, qui aboutit à la multiplication des activités des petits mineurs et des coopératives peu ou pas encadrées dans le tissu urbain, dans le milieu souterrain et sur le terrain – en particulier sur la Montagne d’Argent ou Cerro Rico. Le 17 juin 2014 Potosi, en tant que Patrimoine de l’Humanité, était déclaré en danger, lors d’une réunion officielle de l’Unesco, notamment après une mission d’évaluation. Rien n’est fait ou plutôt pas assez a été fait dans un contexte de boom économique pour préserver entre autres le symbole de la ville qui la domine, la montagne d’argent ou Cerro Rico qui s’effondre de façon interne creusée de façon anarchique par les galeries des coopératives minières alors que, dans la cité, les ruines voire les ouvrages des anciennes usines sont réutilisés systématiquement. Il ne s’agit pas toutefois de transformer Potosi en une ville-musée car la cité a toujours été industrielle, grossissant ou rétrécissant au gré de la demande des minéraux ; l’instabilité est la règle en histoire qui est essentiellement une succession de tensions et de conflits, selon Harald Welzer. La plupart des touristes viennent pour visiter les mines contemporaines et leurs travaux afin de voir et connaître le dur labeur des mineurs des coopératives. Chez les visiteurs des mines venus d’Amérique du Sud, il y a toujours le souvenir de l’exploitation féroce de la main d’œuvre indienne contée dans l’essai-culte “Les veines ouvertes de l’Amérique latine” d’Eduardo Galeano (1971). Leur visite est un hommage aux mineurs qui ont fait la richesse de ce continent sans en profiter.
De façon plus large, pourquoi cet abandon du patrimoine de Potosi hors du cercle de la culture ? D’abord et à mon sens, aucun président de le République de Bolivie qui est un Etat centralisé – et non pas une fédération d’Etats comme l’Argentine (car située sur la route de l’argent de Potosi) et le Brésil voisins – n’est issu du département de Potosi depuis de longues décennies. Ensuite, le poids des mineurs dans la politique nationale est en recul sensible depuis la faillite de la COMIBOL (Corporación Minera de Bolivia) en 1985, à la suite de l’effondrement du prix de l’étain sur le marché mondial. Cela entraîna en partie que l’axe de la Bolivie passe plus encore par La Paz, Cochabamba et Santa Cruz de la Sierra, marginalisant les anciennes grandes villes coloniales de Potosi et de Sucre (l’ancienne La Plata), la capitale politique du pays de 1825 jusqu’en 1899.
Enfin, je répondrais à une autre question implicite. Pourquoi je connais Potosi ? C’est en tant qu’historien du climat que j’avais abordé la ville en 1995. En effet, je savais que de grandes avancées en climatologie avaient été obtenues grâce à des études faites dans des localités extrêmes du point de vue de leur climat. Ce sont l’Antarctique en paléoclimatologie grâce aux forages de la glace de l’Année Géophysique Internationale 1957-58 par Jean Jouzel, Claude Lorius et bien d’autres ; les sommets d’Hawaï avec la mesure clé de l’accroissement du dioxyde de carbone – le fameux C02 – à l’observatoire astronomique du Mauna Loa à 3400 mètres d’altitude par Charles Keeling, toujours à partir de 1958 ; et l’étude du Petit Age Glaciaire (PAG) en Norvège puis dans les Alpes dans les années 1960 par Jean Grove, Hubert H. Lamb, Emmanuel Le Roy Ladurie… Fort de la richesse en science de ce terreau des localités extrêmes, je m’étais approché de Potosi peut-être la plus haute ville du monde, avec ses 4000 mètres d’altitude, mais surtout une cité riche d’archives couvrant près de cinq siècles et exploitables en histoire du climat. Je fus grandement aidé par Carlos Serrano Bravo, habitant et travaillant à Potosi et qui connait intimement l’histoire de la mine en Bolivie depuis le XVIe siècle (en espagnol). D’autres Collègues, historiens boliviens, qui dirigèrent les Archives et la Bibliothèque Nationales de Bolivie (ABNB), disparus depuis peu, m’avaient largement tenu la main et ouvert leur cœur : Marcela Inch, native de Potosi et issue d’une famille anglaise de mineurs d’étain émigrés de Cornouailles, et Josep Barnadas, né en Catalogne mais qui aima de façon exigeante la Bolivie, allant jusqu’à lui consacrer un grand dictionnaire historique. Derrière l’aventure et les voyages scientifiques, il y a ceux qui conservent et classent les documents et les passeurs d’idées et il ne faut jamais les oublier.