La Petite Camargue est la zone qui prolonge, par son plat pays, le delta du Rhône à l’Ouest. Au-delà du bras occidental du delta dit le Petit Rhône, se place la Petite Camargue, bien moins connue que la Camargue proprement dite qui est celle de l’Etang du Vaccarès, des Saintes-Maries de la Mer et de Cacharel. Dans cet ensemble de zones palustres ou de marais et d’étangs saumâtres ou encore de régions basses “bonifiées ou aménagées par l’homme”, se trouve La Tartuguière qui est devenue un domaine du Conservatoire du Littoral. Pourquoi ? Parce qu’il y reste encore des tortues comme l’indique son nom. Il s’agit même du site où il s’en compte le plus dans le département de l’Hérault bien que sa population y soit très petite : guère plus de la centaine. Quelle tortue rencontrons-nous ? La seule d’eau douce ou encore palustre, originaire de France (avec la rarissime tortue lépreuse), la cistude d’Europe qui en forte régression sur tout le continent.
La cistude n’est plus présente en France que sous forme de foyers isolés de populations en Brenne, dans certaines parties de la vallée du Rhône, sur le littoral charentais, en Aquitaine, en Poitou-Charentes, sur le littoral méditerranéen et en Corse. En Provence-Côte d’Azur, les plus grandes populations de cistude sont en Camargue et dans les Maures et l’Estérel. Particulièrement dans notre Midi, du fait des grands aménagements touristiques en Languedoc depuis les années 1960, elle est en voie de disparition. Dans l’Hérault, le site emblématique des tortues (les cistudes) est situé dans La Tartuguière sur la commune de Lansargues. Bien connu localement, il est étudié scientifiquement depuis le début des années 2000. C’est un domaine qui prolonge le chapelet des aires protégées voisines qui sont elles gérées par le Conseil général du Gard (CG30) : le Scamandre et, plus rapprochés encore de La Tartuguière, les marais de la Tour Carbonnière (la tour qui protégeait, côté terrestre, l’entrée de la ville d’Aigues-Mortes).
La Tartuguière est un domaine public inclus dans la réserve Ramsar de l’Etang d’Or ou Etang de Maugio, vaste ensemble d’environ 5 000 hectares où se trouvent les tortues : les cistudes (Emys orbicularis) avec 311 individus piégés en 2014 ; les rarissimes tortues lépreuses (Mauremys leprosa) avec 3 individus ; et les invasives tortues de Floride (Trachemys scripta elegans) avec 78 individus. Ces dernières, dont la vente est interdite depuis la fin des années 1990, sont retirées de la nature, dès capture, sachant leur grand nombre dans le Midi et en France. La Tartuguière constitue le coin nord-oriental de la réserve de l’Etang d’Or et il s’y concentre aussi beaucoup d’oiseaux des marais et des rivages : un spot pour le “birdwatching” seulement connu des spécialistes et des adeptes de cette activité.
Dans le dernier rapport scientifique au sujet de La Tartuguière daté de 2014, ses auteurs parlent explicitement des conséquences malheureuses sur le biotope de la cistude d’Europe des aménagements locaux des années 1980. Il s’agit des conséquences du tournage, par le metteur en scène Leos Carax, du film “Les Amants du Pont-Neuf”. Ce tournage a détruit involontairement, par ignorance ou insouciance, la moitié du site favorable au biotope de la cistude qui a besoin de rives basses, pleines de boue, d’où son autre nom commun de tortue boueuse.
Pourquoi ? Parce que, pour le décor du film au bulldozer et avec force matériaux de remblais sur un terrain alors privé, de grandes levées d’une bonne dizaine de mètres de haut permirent de reconstituer, à l’échelle 2/3, le Pont-Neuf encadré par un tronçon de la Seine et les bâtiments riverains sur un total de 8,5 hectares. Plus, on s’éloignait du pont, plus la taille des bâtiments, en fait leur façade pour l’essentiel, diminuait. “Tout était triché. […] Le décor est ainsi devenu un outil pour la mise en scène” selon son concepteur et bâtisseur Michel Vandestien, l’un des chefs décorateurs les plus célèbres de sa génération, qui, pour mettre en place, utilisa décapeuses (scrapers), bulldozers et pelleteuses.
Ces levées sont restées en place, la Seine existe toujours et le faux Pont-Neuf de Paris également bien que, dans un document de l’INA encore visible en ligne, avec Jérôme Perrier (l’un des huit chefs constructeurs du décor), il soit dit, en conclusion sur un ton définitif, que “le canal [la Seine] sera comblé, le terrain nivelé”. Par contre, les bâtiments du décor (en général en 2D soit des façades en polystyrène et surtout en contre-plaqué) montés sur de hauts échafaudages ont été abattus puis brulés in situ à la fin du tournage en 1991. Vingt-cinq années après la sortie du film le 16 octobre 1991, le paysage s’est grandement ensauvagé. Toutefois, il y a eu la suppression d’une bonne part (environ 50%) des zones boueuses, avec leurs fonds peu profonds, où prospèrent les cistudes.
Cela au profit d’un nouvel environnement sur remblais (c’est-à-dire sans sol) entrecoupés de lacs profonds (relicats du lit de la Seine reconstitué). Cet autre milieu dans La Tartuguière est extrêmement xérophile. Il est né sur les cendres toxiques du décor largement en polystyrène et en contre-plaqué qui fut brûlé volontairement in situ, et non pas soigneusement démonté, à la fin du tournage. “Elles [les façades] ont brûlé pendant toute une semaine” selon la journaliste Marie-Line Fournier, mi-émerveillée mi-impressionnée. Nous sommes devant une nature réduite à un terrain de jeu ou à un décor (sic) au service de l’art et de la beauté du feu.
Bref, cela ne se ferait plus en France avec la législation actuelle. Le film apparait comme un dinosaure de la production, une réalisation non cadrée d’une autre époque, même pour Jérôme Perrier, l’un des responsables de la construction du décor. Le surcoût du décor gigantesque, dans un milieu naturel agressif, d’un tournage qui s’étala sur trois ans, avec des larges interruptions (dues aux faillites ou abandons de producteurs successifs), fut le principal responsable de sa dérive financière : de l’ordre de 32 millions de francs début 1988, son chiffrage passa à 120 voire 130 millions en 1990.
Le nouveau biotope, hérité de l’épisode cinématographique, laisse place à de nombreuses graminées, entre des plaques restées nues de goudron et de ciment. Un environnement propice aussi aux conifères type cyprès, aux ronciers et aux lapins de garenne.
Comment est-on arrivé à ce film hors-norme et aux conséquences écologiques elles aussi hors-norme ? En préambule, il faut dire que, dans les années 1980, on ne savait pas faire de l’animation 3D en studio et que l’informatique pour le divertissement et le cinéma était balbutiante. Les metteurs en scène travaillaient en studio par conséquent de façon générale. Le studio était un lieu de tournage assez économique que refusa Leos Carax qui s’éloigna progressivement de ce modèle pour des raisons de contingences et personnelles. Après de courtes scènes filmées sur le véritable Pont-Neuf à Paris en août 1988, le film s’arrêta à la suite à un accident du travail de l’acteur principal Denis Lavant. A sa reprise, il fut impossible de bloquer à nouveau le site original de Paris et le metteur en scène décida de construire un décor dans la nature. Le site de Lansargues fut choisi après avoir effectué des repérages aussi à l’étranger, sachant que, selon le responsable du décor, les coûts en France n’étaient pas alors plus élevés et qu’il y avait une petite société de production dans ce village de l’Hérault profond. “Les Amants du Pont-Neuf”, avec sa reconstitution à l’échelle 2/3 du Pont-Neuf de Paris et d’une partie de ses bâtiments riverains dont la Samaritaine est “le dernier des Mohicans” des grands décors “naturels” du cinéma français avant l’ère de l’informatique. Son auteur est Michel Vandestien : “le décor lui-même faisait 470 m sur 340 m (d’une rive à l’autre)”. Le coût du film fut un puits sans fond : plusieurs années pour sa réalisation furent nécessaires (1988-1991) ; le budget prévisionnel fut quadruplé ; cinq producteurs se succédèrent ; le tournage fut arrêté deux ou trois fois sur le terrain à Lansargues ; jusqu’à quatre cents techniciens, travaillant à tour de rôle, furent renvoyés chez eux lors des intervalles (il y eut trois cents personnes ensemble sur le site) ; les décors (montés pour l’essentiel sur des bâtis trop frêles pour durer si longtemps), souffrirent beaucoup du vent et ils durent être refaits ; etc. Enfin, le puissant ministre de la Culture d’alors, Jack Lang, s’en mêla et une campagne de presse lancée afin que le film soit achevé sous la production du “golden boy” du cinéma de ce temps là : le regretté Christian Fechner. Il est possible de revoir ce décor largement en contre-plaqué (archives de l’INA).
Le décor de “Lansargues-sur-Seine” découlait de l’impossibilité pour metteur en scène Leos Carax de fermer le trafic, pendant des jours et des nuits, à Paris sur le véritable Pont-Neuf, selon ses vœux. Comme lui auparavant, le metteur en scène Jacques Tati, pour son film le plus ambitieux “Playtime” (1964-1967), ne put bloquer durablement le trafic de l’aéroport d’Orly et il dut se résoudre à construire une “Tativille”, presque à l’identique, sur un terrain vague de Joinville-le-Pont en région parisienne. Il s’y ruina et, comme pour le film de Leos Carax, “Playtime” fut un four commercial au sens qu’il n’y récupéra pas sa mise après sa sortie sur les grands écrans et l’échec public de la version anglaise. Là aussi, dans le cas de “Playtime”, le décor fut entièrement détruit, après le tournage du film, mais la différence fut que Tati essaya désespérément de le préserver en le recyclant (chose plus aisée autour de Paris qu’en province) interpellant lui-aussi le puissant ministre de la Culture des années 1960, André Malraux. Leos Carax et son dernier producteur Christian Fechner eux choisirent de mettre en scène, par le feu, sa destruction, à la fin de 1990 ou au début de 1991, après avoir ouvert le site au public local afin qu’il puisse apprécier la grandeur de ce “Lansargues-sur-Seine”. Une interview, dans les archives de l’INA, de Juliette Binoche, la principale actrice des “Amants du Pont Neuf”, est toujours disponible à propos du film et de son tournage épique avec une équipe technique qui resta soudée trois années autour du projet. L’incendie final volontaire du décor fut un geste on peut plus anti-écologique (les fumées étaient toxiques fatalement sachant les matériaux en plastique largement employés et le goudronnage des rues) mais cette décennie était celle de l’argent facile, des folles dépenses et de l’insouciance.
J’en ai même des souvenirs au niveau personnel. Ainsi, ma femme Stefania y participa marginalement. Elle fut la traductrice en français, pour le magazine “Elle”, de l’interview d’une des stars véritables du film d’Eric Besson “Le Grand Bleu” (1988) : l’italien Enzo (interprété par l’acteur Jean Reno et affublé du nom de famille Molinari). En réalité, Enzo est le portrait coloré et surchargé du plongeur en apnée ou sans bouteille Enzo Maiorca, le concurrent de Jacques Mayol. Un blasphème en Italie que cette image caricaturale car Enzo Maiorca y est l’équivalent du mythique Eric Tabarly c’est-à-dire, à plus de 80 ans, une légende vivante qui fut suffisamment puissante pour censurer, dans la péninsule italienne, à sa sortie “Le Grand Bleu”.
Pourquoi Enzo Maiorca en Camargue héraultaise, au milieu des moustiques qui dévoraient les jambes de Juliette Binoche (selon ma femme), lors de l’été 1989 ou 1990 ? Dans le souci de la perfection, Leos Carax eut besoin d’un expert internatio-nalement reconnu, tel le grand plongeur italien, pour filmer des scènes nautiques crédibles sur et sous les eaux. La séquence de nuit en ski nautique sur la Seine à Lansargues, avec Juliette Binoche, reste la plus belle du film.
Vingt-cinq années après la sortie de ce long métrage de 2h05′, il se lit, dans la presse locale du Midi, les souvenirs de l’ancien maire de Lansargues. Heureux homme car le tournage évoque de bons moments humains pour lui et il fut aussi une manne financière pour sa commune : logement de l’équipement technique et emplois temporaires pendant trois années. Sur le fond, le film, à côté de son échec commercial au vu des dépenses faites (malgré ses 870 000 entrées payantes en France), reçut un accueil critique mitigé et il n’eut pas de carrière internationale notable à cause d’une sortie ratée aux Etats-Unis de la version anglaise. En 2016, il n’y en a presque plus de trace sur le marché sauf une copie DVD éditée en 2008. C’est devenu un film maudit – telle “La Porte du Paradis” (1980) de Michael Cimino, lui aussi en décors naturels et au tournage chaotique et ruineux – qui scella la carrière prometteuse de Leos Carax qui malheureusement ne reprit plus un cours normal. Du point de vue écologique sur le site de La Tartuguière, le bilan fut lourd : la tortue ne s’en remit pas avec la destruction d’une bonne part de son habitat.
S’y ajoutent les infiltrations d’eau, de plus en plus saumâtre et donc défavorable à la bonne vie de la tortue, dans le domaine de La Tartuguière dues à une hydraulique mal entretenue (berge anti-sel non étanche). Dans ce cas, cela n’a rien à voir avec le film puisque l’on parle de la zone non impactée par le tournage.
Enfin, ni la Seine ne fut comblée ni le terrain ne fut nivelé comme promis oralement par le miracle ou la magie du cinéma : la nature est devenue un terrain vague.
La cistude d’Europe n’est pas “un animal moderne”, tels la tortue de Floride, l’écrevisse de Louisiane et le ragondin, (trois espèces invasives présentes sur le domaine de La Tartuguière), qui s’adapte à un milieu différent et anthropisé ; elle n’est pas rapide, elle a besoin de rives basses et boueuses, de fonds peu profonds et d’une eau douce ou faiblement saumâtre, elle est fort craintive donc elle nécessite de la tranquillité, elle ne se reproduit qu’à un âge avancé, etc. Le résultat est qu’elle est au bord de l’extinction dans l’Hérault où les aménagements des zones basses marécageuses d’eau douce et saumâtre du littoral ont bouleversé son milieu depuis les années 1960 : par exemple, la construction ex novo de Port-Camargue, La Grand-Motte, Carnon, Frontignan-Plage, Cap d’Agde et l’agrandissement du Grau-du-Roi, de Palavas, Villeneuve-les-Maguelone, Sète…
De façon plus large, la cistude est l’une des candidates involontaires, vu les menaces pesant sur elle, de la sixième extinction en masse des espèces, celle de l’Holocène commencée il y a 11 700 années (11700 years Before Present) et, plus précisément, celle de l’Anthropocène qui débuta au XVIIIe siècle.
Avant de conclure, en occitan, la cistude est dite la tortue d’étang tandis que celle nommé lépreuse (limitée en France, pour ses seules populations significatives, aux cours d’eau intermittents de la côte des Pyrénées-Orientales) est appelée tortue de ruisseau. Cette distinction montre bien qu’elles sont adaptées à deux biotopes différents et, enfin pour conclure, une devinette. Pourquoi, chez les tortues, les femelles sont-elles systématiquement plus grandes que les mâles ?
Parce qu’il faut prévoir, dans la carapace qui est rigide et intégrée au squelette, de la place en plus pour entreposer les œufs et alimenter les embryons lors de leur croissance. Il se retrouve cette taille supérieure des femelles chez les insectes qui ont un exosquelette. Surtout chez les tortues terrestres chez les deux sexes, sont prévues, dans leur carapace, les différentes places évidées nécessaires pour replier les pattes (il est très pratique d’avoir omoplates et hanches à l’intérieur de la cage thoracique !) et le long cou en S sans oublier la queue. Dans le cas des tortues-boîtes, tout se rentre et puis se ferme hermétiquement par un ou des articulations du plastron, se collant à la grande carapace dorsale, qui deviennent autant de serrures.