El Hierro : l’afflux, la mort des migrants et la fin d’une île ?

Peut-être qu’El Hierro, la dernière terre de l’archipel des Canaries, a cessé d’être une île devant l’afflux des migrants l’Afrique sud-saharienne, partant des côtes du Maroc et même de la Mauritanie et du Sénégal. La vidéo suivante date de la nuit du 19-20 août et elle a été tournée sur le port de pêche de La Restinga. C’est là qu’accostent la plupart de longues barques (appelées cayucos en espagnol soit pirogues ou pateras c’est-à-dire petits bateaux) des migrants qui sont pris en charge, d’abord, par la Croix-Rouge espagnole.

En effet, le poète et prédicateur John Donne n’écrivait-il pas :

« Nul homme n’est une île, un tout en soi ; chaque homme est part du continent, part du large ; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant qu’à celle d’un manoir de tes amis ou du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. » — Devotions upon Emergent Occasions, 1624.

D’après Wiki, il s’agit d’un des textes les plus célèbres de la littérature anglaise (qui inspira encore fortement au XXe siècle Hemingway et son grand roman Pour qui sonne le glas). […] C’est un constat d’évidence. Tout homme est « une part de l’ensemble », grâce à quoi nous bénéficions du commerce et de la culture.

Les accès aux ports et aux côtes de la péninsule espagnole, de l’Italie et de Malte sont quasiment fermés. La route maritime des Canaries est devenue importante pour rentrer clandestinement dans l’Europe des 26 (dite l’espace Schengen) malgré ses dangers : un fort courant adverse et le risque de se perdre dans l’Atlantique, si la dernière île de l’archipel El Hierro n’est pas touchée, car les bateaux en panne sont invariablement poussés au grand large par les alizés. Les voyages se font avec le maximum de passagers, pour la bonne économie de passeur, et donc les minimums de carburant, de nourriture et d’eau tandis que le haut cône du volcan Teide (3 718 m) sur l’île de Tenerife est le référant visuel recherché pour arriver aux Canaries, au terme de la traversée. Cette dernière est longue de 120 km dans le meilleur des cas en partant du Maroc (côte de l’ex-Sahara espagnol) en ciblant l’île basse de Fuerteventura. Possible est aussi la migration de Mauritanie à partir du Cap Blanc – ancien Port-Etienne aujourd’hui Nouadhibou – voire de Nouakchott (soit un très long voyage de plusieurs centaines de kilomètres et de 6 jours jusqu’à El Hierro) ou encore de Saint-Louis au Sénégal.

La longue barque, venant du Sénégal et transportant 117 migrants, arrivée sur El Hierro le 23/08/2021. Un triste chiffre record et les migrants sont en rouge. Port de La Restinga, El Pinar, El Hierro, Canaries. © diariodeavisos.es.

Enfin, le risque est maximal quand les migrants montent sur un canot pneumatique (de type Zodiac®) ultra-motorisé car il est totalement inapte à affronter la haute mer, avec un risque de chavirage définitif très élevé. Le dernier exemple glaçant date du 19 août 2021 quand 52 personnes sur les 53 embarquées disparurent ou moururent au large de Grande Canarie, avec l’unique survivante s’accrochant désespérément au bateau retourné. Le pneumatique était sorti le 12 août d’El Aaiún (Maroc, ex-Sahara espagnol) pour l’île de Fuerteventura (Canaries).

Ces chiffres de 52 et 53 sont faciles à mémoriser. Il faut les rapprocher des 57 naufrages sur la route de Canaries, subis par les migrants, depuis le début de l’année 2021, selon le décompte officiel arrêté au 21 août. D’après l’OMI, au moins 428 personnes sont mortes sur la route maritime des Canaries depuis le début de 2021, soit 102 de plus que, sur la même période, l’an dernier (El País, 21/08/2021). Pour sa part, l’ONG espagnole Caminando Fronteras affirme qu’au minimum 1 851 personnes ont perdu la vie, en 2020, en tentant cette traversée. En 2020, une année record depuis 2006, 23 023 migrants ont atteint les Canaries, soit huit fois plus qu’en 2019, selon le ministère espagnol de l’Intérieur. Le flux des arrivées ne s’est pas tari depuis. Du 1er janvier au 15 août 2021, 8 222 migrants ont débarqué sur l’archipel des Canaries c’est-à-dire plus de deux fois plus, durant la même période, en 2020. Maintenant, viennent les mois de calme ou de panne de vent. Septembre, octobre et novembre devraient voir peu d’alizés contraires à la navigation à partir des côtes africaines, d’où la route de Canaries serait un peu plus facile pour les migrants.

Où loger les migrants sur El Hierro qui est petite (270 km2) et peu peuplée (au maximum 10 000 habitants) ? Dans un premier temps, l’administration insulaire de l’île (le Cabildo d’El Hierro) utilisa les bâtiments vides ou peu occupés de son patrimoine tels le gymnase et le centre de lutte canarienne de La Frontera,  une résidence universitaire de Valverde et l’Aula de la Naturalaza (une grande maison forestière) d’El Pinar. Ensuite, avec le soutien du président du gouvernement des Canaries Ángel Víctor Torres, le grand élu de l’île d’El Hierro Alpidio Armas travaille difficilement à la réhabilitation à l’ancien couvent des dominicaines de la Maceta (La Frontera). Un montant de 200 000 euros, depuis début d’année 2021, a été assigné mais les travaux n’avancent pas vite. C’est ici que sont regroupés les migrants en attente d’une éventuelle régularisation. La capacité d’accueil de l’ancien couvent pourrait être portée à 800 personnes, selon la radio SER de Las Palmas de Grande Canarie. Toutefois, ce dernier chiffre parait très exagéré, vu que ces petits locaux n’abritaient que 5 religieuses en 2006.

L’ancien couvent dit monastère des dominicaines, déserté en 2006 et réhabilité au début 2021 pour recevoir les migrants. Son accès est interdit sauf en cas d’autorisation officielle. La Maceta, El Matorral, La Frontera, El Hierro, Canaries. 20-08-2021. © A. Gioda, IRD.

 La situation difficile voire glaçante des migrants sur la petite île est dénoncée par le journal national ABC (de tendance opposée à la majorité au pouvoir en Espagne, aux Canaries et sur El Hierro). Un autre grand journal national espagnol El País les nomment les migrants-fantômes, de façon imagée, car on ne les voit quasiment pas sur l’île. Ce jour, les adultes sont retenus à l’ancien convent de la Maceta et les mineurs, solidement encadrés, à la résidence scolaire de Valverde avec quelquefois une petite sortie. Très petite et fort isolée, El Hierro est l’ultime île des Canaries pour accoster, sains et saufs, pour les migrants avant de sûrement disparaître en mer, dans l’immensité de l’océan Atlantique. El Hierro est donc au centre d’enjeux politiques et sociaux nationaux et internationaux la dépassant, comme le fut et l’est redevenue hélas la petite île italienne – tristement célèbre pour les migrants et leur sort – de Lampedusa, face à la Tunisie.

Le chef de l’opposition parlementaire espagnole, Pablo Casado (à droite), sous une fenêtre bondée de migrants au centre temporaire d’accueil de La Frontera de El Hierro. Ancien couvent des dominicaines, La Maceta, El Matorral, La Frontera, El Hierro, Canaries. 26-08-2021. Photo : Rafa Avero dans El País.

Les prochains mois et années, il n’y a pas de raison que la situation migratoire puisse changer, de façon importante. Dans les faits, le développement de l’Afrique reste très inégal, les milieux et le climat s’y dégradent, l’insécurité y est grande, la croissance démographique importante, les pays riches européens ne se préoccupent guère de ce continent qui pourtant les jouxte, etc. Je n’ai pas réponse à tout, aussi je vous communique le travail oral de trois étudiantes de l’université de Nantes, que j’ai pu en partie guider, au sujet des migrants climatiques. Ce dernier statut n’est pas reconnu par les États européens, sauf rarissimes exceptions, mais il nous faut bien défricher dans le cas de l’Afrique sub-saharienne, ici grâce à Charlotte Lamandé, Léa Boucher et Liza Nanjob.

La photographie épinglée est celle d’une pirogue de migrants vide et fracassée avec, au loin sur la gauche, l’hôtel de luxe le parador d’El Hierro. Las Playas, Valverde, El Hierro, Canaries. @ Agence EFE pour le journal espagnol ABC du 27/06/2021.

2 réflexions sur “ El Hierro : l’afflux, la mort des migrants et la fin d’une île ? ”

  1. Je pense qu’il est très important de mettre en lumière les réalités et les défis auxquels sont confrontés les migrants et les communautés dans lesquelles ils arrivent. La vidéo que vous avez mentionnée, filmée dans le port de pêche de La Restinga, donne un aperçu de la situation et de l’arrivée des migrants sur de petites embarcations.

    1. Merci de votre message et la route maritime des Canaries, empruntée par les migrants, reste de loin la plus mortifère des voies d’accès à l’Europe. Ayant pris de l’importance en 2018, cette route était la cause, dès 2020, de 85 % des décès et disparitions de migrants sur les voies d’accès maritime à l’Espagne. Malgré les dangers, le flux ne s’arrête pas en juillet 2023.
      https://caminandofronteras.org/rutas/ruta-canaria/
      https://caminandofronteras.org/la-ruta-canaria-supuso-el-85-de-las-muertes-de-migrantes-a-espana-en-2020-segun-la-ong-caminando-fronteras/
      https://www.europapress.es/nacional/noticia-caminando-fronteras-denuncia-muerte-51-migrantes-ruta-migratoria-canarias-20230701230710.html

      Grâce au travail de l’ONG espagnole Caminando Fronteras, vous trouverez ci-dessous une comptabilité macabre pour la période 2018-2022 et une autre plus détaillée pour l’an 2022, quant au bilan des différentes routes maritimes vers l’Espagne.
      https://caminandofronteras.org/monitoreo/victimas-necrofrontera-2018-2022/
      https://caminandofronteras.org/monitoreo/monitoreo-del-derecho-a-la-vida-ano-2022/

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