Avant de vous présenter les résultats d’une étude académique sur les genévriers de l’Ardèche, vous me laisseriez parler de ceux d’El Hierro parce que je les connais bien et parce que surtout ils sont de la même espèce botanique qui arrive à coloniser des espaces traditionnellement a priori hostiles aux arbres. Sur El Hierro où ils sont répandus en montagne, les genévriers de Phénicie couvrent toute la région du Sabinar, soit un lieu où poussent en abondance les “sabinas” (leur nom commun en espagnol*). Leur port y est sculpté par le vent aboutissant parfois à de véritables “arbres qui marchent” tel celui mis en avant, photographié par Miguel Angel Brito, et le genévrier pris par Akim Pavageau, un élève de notre expédition de cette année.
Ailleurs, le genévrier de Phénicie se rencontre en Afrique du Nord, face à l’archipel des Canaries, et tout autour de la Mer Méditerranée dont par conséquent le sud de la France et le Liban, d’où son nom de Phénicie. Chez nous dans le Midi, il peut être confondu jeune avec le genévrier cade (qui est plus répandu) voire le genévrier commun bien que ces derniers se distinguent par leurs feuilles piquantes en aiguille. Sauf chez les jeunes plants et les rameaux les plus récents, les aiguilles sont absentes chez le genévrier de Phénicie dont les feuilles sont en écaille (on dit squamiformes) comme chez le séquoia, le thuya géant et le cyprès de Provence. Il en dérive un autre de ses noms communs : le genévrier à feuilles de cyprès. Selon les lieux, il peut s’appeler encore genévrier rouge (la couleur de ses baies à maturité) ou de Lycie (une région côtière de l’actuelle Turquie). Dans les lieux extrêmement escarpés et particulièrement dans les gorges de l’Ardèche mais aussi du Verdon, les forêts claires de genévriers de Phénicie sont parmi les plus anciens écosystèmes non modifiés par l’Homme en Europe du fait de leur inaccessibilité. Des records de longévité pour des exemplaires, datés de plus 1 500 ans par dendrochronologie, ont été soigneusement mesurés par l’Ecole Nationale Supérieure de Lyon sur des troncs vivants et morts en Ardèche. Ensuite, ils ont été publiés dans des revues scientifiques de référence . Le comptage des années se fait au niveau des cernes ou anneaux de croissance des troncs des arbres qui sont supposés annuels. Un âge de 1 000 années est assez commun pour les grands exemplaires des gorges de l’Ardèche et du Verdon. Ces arbres millénaires ont le même port extrêmement contourné que sur El Hierro : ici, ils sont collés parallèlement à la paroi vertigineuse des falaises calcaires, tels des escaladeurs mais tête en bas. Le genévrier de Phénicie est un arbre remarquable par sa rusticité car il peut pousser dans des conditions d’aridité extrême : localités constamment ventées sur les sols minces, issus des laves récentes, à El Hierro, fissures des gorges calcaires de la rivière Ardèche, rocailles du Luberon (Monts du Vaucluse), dunes littorales de la Camargue et de la Corse, etc. C’est par conséquent une espèce thermophile et héliophile qui peut résister aux embruns.
Si ses baies rouges sont toxiques (à l’inverse de celles de même couleur du genévrier cade qui étaient consommées dans notre Midi), son bois dur est fort apprécié sur une île aride telle El Hierro ce qui avait menacé de disparition le Sabinar. Actuellement, un important reboisement spontané est en cours dans la Réserve de la Biosphère qui couvre toute l’île d’El Hierro.
La germination des baies de genévrier de Phénicie y est aidée par son passage dans le tube digestif des corbeaux alors que, en Ardèche, ce sont d’abord les fouines, les merles puis éventuellement les choucas qui participent à leur dissémination. En provençal et donc chez Frédéric Mistral, ce genévrier à feuilles de cyprès est “lou mourven”. En langue d’Oc, le genévrier de Phénicie c’est le “mourvis” ou le “câdë-mourvis” qui, presque toujours, a un port buissonnant ou arbustif dans les garrigues parmi les plus sèches et rocailleuses où les tailles fréquentes et incendies empêchent son développement arboré.
Devenus les symboles de l’île d’El Hierro par leur côté spectaculaire, on retrouve le Sabinar et la sabina sur un timbre-poste espagnol (janvier 2002), la pochette du CD “Another World” de Brian May (1998), le guitariste du groupe pop-rock Queen (aussi un scientifique et un écologiste de bon niveau qui travailla aux Canaries), sur une publicité des motos tout-terrain Ktm (2002), etc.
A un autre niveau, la sabina est encore présente sur le blog de poésie de Miguel Angel Brito (voir sa photographie mise en avant) car El Hierro est également un point de rencontre d’intellectuels grâce entre autres aux oeuvres disséminées dans la nature de César Manrique, de Beautell et à son offre pour artistes en accueil et son festival international. Brume, vent et nature donnent une atmosphère romantique et elles se marient bien avec la poésie pour élever l’âme.
(*) ce nom vient des Monts Sabins en Italie, au nord de Rome dans les Apennins, où une espèce de genévriers est particulièrement commune (en latin Juniperus sabina) or les Espagnols jusqu’au XVIIème siècle ont joué un rôle central en Italie. Si Juniperus phoenicea n’est pas J. sabina, son aspect est proche d’où son nom de “sabina” jusqu’aux Canaries .