Il y a un temps pour lire et un autre pour réfléchir avant d’agir.
Un livret fort que “Si c’est un homme” de Primo Levi, presque un reportage car “aucun des faits rapportés n’est inventé”, selon ses mots. Tout est dans le mot “presque” car il brûle, ce livret tel le feu sous la cendre. Durant l’hiver 1946-1947, l’auteur raconte et analyse la captivité et les travaux forcés d’un certain Primo Levi, un partisan juif italien envoyé en février 1944, textuellement comme un objet, à Auschwitz, le plus célèbre car le plus sinistrement efficace des grands camps polonais d’extermination de la Seconde guerre mondiale. Primo Levi en ressortira vivant, grâce à sa débrouillardise et son intelligence, en janvier 1945. Néanmoins, la chance avait été aussi de son côté, dès le premier jour, quand il y avait été évalué sommairement (en quelques secondes) jeune et utile. Primo Levi admit aussi avoir survécu parce que sa déportation advint lors du crépuscule de l’Etat nazi, déjà délabré en 1944. Egalement il survécut parce que la libération de son camp par l’Armée rouge se fit assez vite le 27 janvier 1945 et que, malade, il ne put être évacué après le 17 de ce mois, évitant ainsi de participer dans la neige à “la marche vers la mort” d’Auschwitz vers Loslau de près de 70 000 déportés, poussés par les SS fuyant eux-même les Russes.
De ce court séjour à l’échelle d’une vie en Pologne, il en revint à jamais complètement changé et la souffrance, telle une plaie ouverte, ne l’abandonna plus tout le restant de ses jours jusqu’à son suicide en 1987. Pourquoi ? Parce que, dans son convoi de wagons à bestiaux parti de la région de Modène pour Auschwitz, ils étaient 650 “pièces” juives le 22 février 1944 et que seulement une vingtaine de ces “pièces” revirent l’Italie en 1945. C’est ce long cauchemar éveillé, de presque onze mois dans son cas, pour une mue difficile de l’état d’homme à celui d’objet que raconte Primo Levi, tout en analysant les conditions physiques et mentales nécessaires et indispensables pour survivre dans un lieu tel qu’Auschwitz. Par conséquent “Si c’est un homme”, se prêtant bien au format de poche, peut aussi se lire aussi tel un guide de survie et aussi de vie. De plus, comme une gorgée d’un alcool fort, il éveille ou réveille.
Ce genre de lieu où les personnes étaient englouties, sans laisser aucune trace de leur passage de vie à trépas, est souvent assimilé à “Neige et brouillard” pour reprendre le titre du film documentaire d’Alain Resnais. D’après Wikepedia, “Nuit et brouillard” (en allemand Nacht und Nebel, ou NN) était le nom de code officieux des « directives sur la poursuite pour infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation dans les territoires occupés ». Ces directives furent l’application d’un décret du 7 décembre 1941, signé par le maréchal Keitel, qui ordonnait la déportation de tous les ennemis ou opposants du Troisième Reich. En application de ce décret, toutes les personnes représentant « un danger pour la sécurité de l’armée allemande » (saboteurs, résistants, opposants ou non adhérents à la politique ou aux méthodes du Troisième Reich) seraient transférées en Allemagne et disparaîtraient à terme dans le secret absolu. D’où l’expression sinistre “Nuit et brouillard”.
Toutefois, une fois entré dans le système concentrationnaire, toutes les valeurs antérieures s’oublient et une autre réalité se met tout de suite en place. La présence du brouillard et la tombée de la nuit, de façon paradoxale pour les prisonniers du camp de travail d’Auschwitz, étaient un soulagement. La brume et le noir pouvaient protéger la fuite des prisonniers qui était ce dont avait le plus peur les organisateurs de ce lieu infernal : que des gens puissent rapporter directement ce qui advenait là-bas. Aussi tout était organisé pour qu’il n’y ait que “un seul moyen de fuite : par la cheminée », disaient, avec l’humour juif le plus noir, les rares vieux prisonniers. Le brouillard garantissait, comme la tombée de nuit, la fin des travaux forcés du troisième camp d’Auschwitz, celui de Monowitz (le second étant celui de l’extermination, celui des chambres à gaz de Birkenau dont les prisonniers pouvaient sentir et voir la fumée de la cheminée et des bûchers). A côté d’Auschwitz I qui était le grand camp de concentration, Monowitz était celui des “privilégiés » (mais donc l’espérance de vie ne dépassait pas trois mois sauf exception), de ceux affectés à la construction de la Buna. Cette dernière était l’usine de caoutchouc synthétique du groupe IG Farben qui n’a jamais fonctionné, car bombardée plusieurs fois en 1944, et qui devait être la seule unité productive de cette fabrique de la mort que fut essentiellement le complexe concentrationnaire d’Auschwitz.
P.S. : passant par Cracovie pour une conférence en l’an 2000, je n’ai pas eu ni le courage ni la volonté d’aller à visiter Auschwitz, pourtant proche. De vieux bus vert militaire vous y amenaient directement de la gare de Cracovie et ils doivent toujours vous attendre dans une version modernisée.