Archives pour la catégorie Livres

Werner et Evariste

Deux prénoms qui sonnent comme deux légendes, deux personnages aux destins fort différents mais que rapproche un génie leur ayant permis de poser des jalons décisifs et ainsi permettre une prodigieuse avancée de la connaissance.

Evariste et Werner, plutôt, pour respecter la chronologie.

WernerEtEvariste

Le premier, mort dans des conditions qui demeurent en partie mystérieuses, foudroyé en pleine jeunesse lors d’un combat imbécile et ayant tout juste eu le temps, la veille, de rédiger à nouveau un mémoire fondamental malencontreusement égaré quand il ne fut pas tout simplement jugé indigne d’intérêt. A moins que sa lumineuse intelligence n’ait été considérée comme un risque pour l’aura de certains.

Le second, décédé juste avant d’avoir atteint les trois-quarts de siècle, a écrit  24 ans un article contenant presque tout de la théorie qui aujourd’hui explique le monde, des quarks aux étoiles à neutrons,  pour reprendre les mots de Tomonaga. De ce travail d’une audace intellectuelle sans précédent, l’un des plus grands physiciens du 20ème siècle, Max Born, rationaliste parmi les rationalistes, a dit qu’il était “mystique mais sûrement exact”

Si Jérôme Ferrari est un écrivain reconnu et distingué — il reçut le  Goncourt en 2012— que sa fascination pour Werner Heisenberg a conduit à écrire Le Principe (Actes Sud, 2015), François-Henri Désérable a dû délaisser un temps sa  crosse de hockeyeur professionnel pour reprendre une plume lui ayant déjà valu des distinctions et faire réellement son entrée dans le monde des livres avec Evariste (Gallimard, 2015), que l’on peut prendre pour un vibrant hommage à Evariste Galois, génial mathématicien fauché dans la fleur de l’âge.

Dans leurs récits aux allures de biographie, ces deux auteurs ont néanmoins en commun la volonté de percer les zones d’ombre qui, sans doute, ne cesseront de planer sur les deux destins exceptionnels qu’ils nous invitent à découvrir.

Deux récits et deux styles fort différents : si Ferrari donne parfois dans un lyrisme quelque peu excessif — mais nul doute que le dramatique contexte historique l’autorise —, Désérable n’hésite pas à ne jamais abandonner le terrain de l’humour et de la drôlerie : que l’on se rende par exemple à page 22 afin de sourire devant la description imaginaire de l’effusion entre Adélaïde et Gabriel qui, on en jurerait, n’avaient pas l’esprit encombré par la question de savoir si oui ou non le fruit de leur étreinte allait quelque vingt ans plus tard écrire un traité sur la résolubilité des équations par radicaux…

Au-delà de leurs mérites propres et complémentaires, ces deux ouvrages sont comme deux portes ouvertes ne demandant qu’à être franchies pour en savoir beaucoup plus sur les multiples facettes de deux génies engagés dans leur siècle. Le lecteur trouvera sans peine de nombreux livres et documents pour satisfaire sa curiosité mais je crois cependant utile d’en citer deux : L’opération Epsilon, les transcriptions de Farm Hall (Flammarion, 1993), qui retranscrit les  bandes magnétiques enregistrées à Farm Hall, et les œuvres complètes d’Evariste Galois, numérisées et disponibles à l’adresse  https://ia802707.us.archive.org/31/items/uvresmathmatiqu00frangoog/uvresmathmatiqu00frangoog.pdf

 

 

 

 

“L’amour et les forêts”

Dans la noirceur des temps présents (et la grise froidure parisienne), il est des nouvelles quelque peu roboratives. J’ai ainsi appris avec grand plaisir que le livre d’Eric Reinhardt “L’amour et les forêts” (Gallimard, 2014), déjà  récompensé par un prix littéraire qui s’il ne fait pas la fortune de son auteur salue néanmoins un ouvrage exceptionnel, venait de recevoir une nouvelle distinction, le Prix Roman France Télévisions.

L'amourEtLesForets

L’unicité de ce roman vient d’abord de son histoire, celle d’une rencontre improbable entre un écrivain et une lectrice bouleversée par la lecture de son précédent ouvrage. On imagine aisément le flot de messages que reçoit un auteur déjà reconnu : pourquoi E. Reinhardt a-t-il donc réagi à la sollicitation de cette femme qu’il nomme Bénédicte Ombredanne ? Le romancier s’en explique dès le début en rendant hommage au style remarquable de la longue lettre qu’elle lui avait envoyée.

Ce français admirable qui a séduit E. Reinhardt se révèle être seulement l’impetus qui déclenche un processus : on comprend très vite que les toutes premières mais pudiques confidences de Bénédicte ont profondément troublé l’écrivain, celle-ci lui révélant par petites touches une vie que l’on croit d’abord faite d’anicroches quotidiennes avant de découvrir peu à peu que Bénédicte subit en fait le harcèlement impitoyable et permanent d’un mari dont le comportement hystérique est symptomatique d’une lourde pathologie psychiatrique.

Il  est difficile de faire la part entre le vrai et le faux, entre la fiction et la réalité, tant le traitement subi par Bénédicte et admirablement décrit par Reinhardt ne peut être que l’œuvre d’un monstre auquel on peut (veut ?) refuser de croire qu’il puisse exister (tout comme le personnage interprété par Isabelle Huppert dans le film “La pianiste”). Cette incertitude n’enlève rien à l’emprise qu’exerce à son tour sur le lecteur ce récit halluciné dont le style flamboyant ne s’autorise des écarts que pour introduire ici quelques notes scabreuses, là des images baroques et anachroniques, et ailleurs quelques rares bouffées d’espoir faisant penser à des îles perdues à la dérive.

On ne sort pas indemne de ce livre déchirant, tant s’y dévoile le spectacle sans fard ni artifice d’une autre forme de barbarie ne pouvant connaître qu’une seule issue, souhaitée peut-être, délibérée parfois, providentielle de toute façon. Les dernières pages, que chacun comprendra avec sa sensibilité propre, sont comme le point d’orgue sur une partition inédite, exprimant tout à la fois l’intensité du récit et l’amertume du souvenir lumineux d’un moment de grâce où le temps a refusé de se suspendre.

Schrödinger et Valéry

L’un des Pères-fondateurs de la théorie quantique et l’auteur de Monsieur Teste : quoi de commun entre ces deux grands hommes ?ImageSchValeryBlog

Au premier, on doit les fondements d’une théorie physique permettant de comprendre, à toutes les échelles aujourd’hui observables, pourquoi l’univers ne collapse pas, pour reprendre les mots de Sin-itiro Tomonaga. Le second a accompli une œuvre littéraire et poétique considérable (on ne peut oublier “Ce toit tranquille, où marchent les colombes” ni “Le vent se lève… il faut tenter de vivre !”), tout en étant un professeur d’exception, un conférencier soulevant à chaque fois l’enthousiasme de son auditoire et une référence absolue dans le royaume des arts et lettres.

Tous deux furent des intellectuels ayant marqué leur époque d’une empreinte définitive irradiant l’avenir, chacun étant d’ailleurs nourri de réflexions à l’opposé du champ disciplinaire que l’histoire retient usuellement, les humanités et la philosophie pour l’un, les mathématiques et les sciences pour l’autre.

Alors, au-delà de la fécondité de leur œuvre et du rayonnement universel de leur pensée, en quoi leur destin et leur vie se ressemblent-ils ?

On le découvre en lisant la biographie de Schrödinger par Walter Moore (“Schrödinger, Life and Thought”, Cambridge University Press, 1989) et le passionnant livre de Dominique Bona (“Je suis fou de toi : le grand amour de Paul Valéry”, Grasset, 2014), où l’on apprend que ces deux personnages illustres furent aussi des hommes, en proie à des passions amoureuses hors du commun.

Moore raconte avec tact et délice comment l’on ne connaîtra sans doute jamais l’identité de la dame d’Arosa, la première femme à avoir vu écrite sur un carnet de travail l’illustrissime équation de Schrödinger à Noël 1925, prodigieuse percée de l’esprit humain à propos de laquelle Hermann Weyl, l’ami de toujours, écrivit “He did his great work during a late erotic outburst in his life”.  Michio Kaku dans “Einstein’s Cosmos” (Atlas Books, 2004) évoque l’impossibilité d’en savoir plus sur la mystérieuse lady d’Arosa en raison des “innumerable girlfriends” de Schrödinger (tout comme sur ses enfants illégitimes…).

Late dit Weyl, n’exagérons rien, Schrödinger n’avait que 38 ans… Dominique Bona, elle, nous révèle comment à 65 ans passés, au bout d’une vie amoureuse déjà bien remplie, Valéry a éprouvé une folle passion pour celle qui signait ses romans du nom de Jean Voilier mais dont le prénom était Jeanne, sa cadette de plus de trente ans. Si le livre de Dominique Bona est un régal par la fluidité de l’écriture qui donne au lecteur l’impression de vivre avec les personnages qu’il met en scène, il est avant tout poignant : le lecteur devient peu à peu le témoin consterné d’une véritable descente aux enfers provoquée par un déséquilibre amoureux faisant insidieusement perdre à Valéry ce qui le faisait vivre intellectuellement et lui donnait une énergie inouïe pour travailler comme un forçat malgré une santé toujours fragile, et en des temps particulièrement troublés. La stupéfaction attristée du lecteur est d’ailleurs confirmée par le parcours des “Lettres à Jean Voilier” (Gallimard, 2014), choix de lettres écrites par Valéry entre 1937 et 1945, tout au long d’un voyage amoureux dont la fin brutale et imposée a, à n’en pas douter, précipité la mort de l’auteur de “La jeune Parque”. On est peu à peu bouleversé par quelques vers exprimant pudiquement le désarroi grandissant, depuis  “Cette lucidité que l’amour environne/Se trouble d’ombre tendre à la source des pleurs” jusqu’à “Tu n’étais donc pas ce que je meurs de perdre”, tout en refusant de désespérer sur la passion du cœur malgré les ravages qu’elle commet parfois, autant chez les obscurs et les sans-grade que chez les plus grands, les rassemblant tous dans la même et fragile dimension humaine.

Dans ce billet, s’il fut question de deux hommes, n’oublions pas que d’autres égéries ont aussi laissé leur nom dans l’histoire, par leur œuvre bien sûr, mais aussi par les tourments qu’elles ont inspirés : que l’on se souvienne de Gala et du désespoir d’Eluard, de Marie Curie et de la triste fin de Pierre… En la matière, nul(le) ne saurait croire à une fatalité inscrite à l’origine dans la rencontre aléatoire de deux chromosomes différenciés…

Mes ouvrages

Trois tomes de Mécanique quantique (cours et problèmes corrigés) et le Mémento associé
Trois tomes de Mécanique quantique (cours et problèmes corrigés) et le Mémento associé

Certains des cours que j’ai dispensés à l’ENS et à l’UPMC ont été édités (grandement développés) sur l’initiative de Mr. Fabrice Chrétien des Editions De Boeck, à qui je dois d’avoir connu une expérience d’écriture passionnante et particulièrement enrichissante pour ce qu’elle m’a donné l’occasion d’approfondir et d’apprendre.

Les deux tomes de Mathématiques appliquées (cours et corrigés des problèmes)
Les deux tomes de Mathématiques appliquées (cours et corrigés des problèmes)

Les témoignages de lecteurs connus et inconnus ainsi que les messages de certains collègues sont les plus belles gratifications pour un travail de grande ampleur, qu’il s’agisse des trois tomes de Mécanique quantique ou des deux tomes de Mathématiques appliquées. Avoir ainsi la certitude d’avoir fait œuvre utile constitue pour moi le plus bel achèvement pour une fin de carrière.

Le chat de Schrödinger

Parmi mes lectures récentes, je ne saurais trop recommander le superbe livre de Philippe Forest intitulé Le chat de Schrödinger (Gallimard, 2013), auteur dont l’œuvre est tout entière imprégnée de la mort de sa petite fille. Le paradoxe de l’illustre physicien se prête ici à merveille à un voyage imaginaire et onirique, oscillant sans pathos entre le réel accepté lucidement et l’impossible imposé par les tragédies de la vie.

Le Le chat de Schrödinger par Philippe Forest.
Le chat de Schrödinger par Philippe Forest.

L’admiration à lire ce livre est double : au-delà de la magnificence de l’écriture, l’auteur montre son exemplaire compréhension en profondeur des mystères quantiques, compréhension qui est proprement stupéfiante puisque ce domaine de l’intellect est situé à des années-lumière de ses préoccupations de prédilection — Philippe Forest est homme de lettres, professeur de littérature française.

Personnellement, je souhaite ne jamais être sollicité pour écrire un ouvrage de vulgarisation sur la Mécanique quantique, car je crois que c’est un défi impossible à relever. Mais si jamais j’y étais contraint, j’irais alors prendre des leçons avec Philippe Forest…

Poètes d’aujourd’hui : Robert Desnos

Un autre livre, modeste par la taille mais très attachant, permet de (re)découvrir la personnalité de Robert Desnos. Il s’agit d’un ouvrage de la collection Poètes d’aujourd’hui (Seghers, 1973) écrit par Pierre Berger, livre certes épuisé mais que l’on peut trouver d’occasion en cherchant un peu. Tout en suivant un fil de nature biographique, l’auteur émaille son discours d’incidentes permettant, parfois grâce à de simples anecdotes, de mieux cerner l’extraordinaire singularité de ce poète décédé au camp de Theresienstadt et reconnu dans ses derniers instants par Joseph Stuna, un étudiant tchèque ayant étudié la littérature surréaliste et qui a tout tenté pour lui sauver la vie.

Livre sur Robert Desnos.
Livre sur Robert Desnos.

On trouve aussi dans ce livre des opinions assez tranchées que l’on n’est pas tenu de partager mais qui donnent à l’ouvrage une dimension rare à une époque où il est parfois proclamé que tout est égal à tout. Continuer la lecture