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J’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre…

Moi j'ai dit bizarre ? Comme c'est bizarre...
Moi j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre…

L’illustre réplique de Louis Jouvet dans Drôle de drame vient à l’esprit à chaque fois qu’il s’agit de commenter une question pointant l’une des nombreuses étrangetés quantiques. Roger Penrose, parlant de la théorie construite par Heisenberg et Schrödinger, écrit “…that most exact and mysterious of  physical theories” (The emperor’s new mind}, p. 292 (Oxford University Press, 1989).

L’intrication ou l’art d’être inséparables

L’intrication de deux objets figure au top ten des bizarreries quantiques ; si cette propriété n’est pas aisée à décrire avec les mots du langage commun, sa conséquence la plus spectaculaire est aisément perceptible : à condition de bien s’y prendre, deux systèmes qui ont interagi l’un avec l’autre à un instant donné ne sont plus jamais séparables et individualisables, et ce même s’ils sont éloignés l’un de l’autre autant que l’on veut. Autrement dit, deux objets qui ont eu une vie commune, aussi éphémère soit-elle, ne peuvent plus jamais exister indépendamment l’un de l’autre, aucun d’entre eux n’a d’état indépendamment de l’autre, ils deviennent inséparables comme les partenaires de ce couple d’oiseaux que Rod Taylor offre à Tippi Hedren dans le célèbre film d’Albert Hitchcock. Dans son livre Conversations avec le Sphinx (Albin Michel, Paris, 1991, page 199), Etienne Klein utilise d’ailleurs une fort jolie comparaison humaine pour donner une image pénétrante de ce surprenant phénomène.

De EPR à Alain Aspect

Einstein, Podolsky et Rosen l’avaient bien compris lorsqu’il écrivirent leur célèbre article de 1935, dont la principale conclusion était que la théorie quantique, pour satisfaisante qu’elle soit, est une théorie incomplète dans la mesure où elle ne considère pas des variables qui, selon ces auteurs, doivent nécessairement apparaître dans toute théorie physique dont l’objectif est la description des phénomènes naturels.

C’était en 1935, à une époque où l’expérience de pensée décrite n’était pas réalisable. Il aura fallu le travail théorique de John Bell en 1962 (ses fameuses inégalités, dont on peut trouver les prémices chez Jean Bass) puis la prouesse expérimentale accomplie par Alain Aspect et son équipe pour avoir la preuve, près d’un demi-siècle plus tard, que si l’on met face à face le trio EPR et la théorie quantique et qu’il faut désigner un vainqueur, c’est la théorie qui l’emporte par KO. La confirmation éclatante de ce qu’affirme la théorie contre tout bon sens est un pavé dans la mare du réalisme traditionnel et de la croyance en la localité, deux axiomes implicites qui sont les clés de voûte de la Physique classique. C’est en s’appuyant sur eux que l’on peut,  à tout instant, attribuer à toute grandeur physique une certaine valeur bien définie, que cette grandeur fasse l’objet une mesure ou non.

Le temps aussi

En fait, l’intrication n’a pas que des conséquences portant sur l’espace, c’est-à-dire la position de deux systèmes. Legett et Garg ont établi en 1985 des inégalités de même nature que celles de Bell mais portant sur la variable temps et concernant cette fois l’évolution temporelle d’un système unique. Il n’est plus question de deux systèmes situés ici et là mais d’un seul système à un instant et à un autre. Selon Leggett et Garg, et sous l’hypothèse du réalisme local tel que le pose la Physique classique, une certaine fonction de corrélation temporelle est inévitablement plus petite que 1.

Assez récemment, l’équipe de Daniel Estève au CEA a mis en évidence une violation de cette inégalité (“Experimental violation of a Bell’s inequality in time with weak measurement”, A. Palacios-Laloy, F. Mallet, F Nguyen, P. Bertet, D. Vion, D. Estève et A. N. Korotkov, Nature Physics, 6, 447 (2010)). Cette violation est d’autant plus spectaculaire que l’objet quantique au cœur de l’expérience est un circuit supraconducteur de taille micrométrique, donc macroscopique : les particules élémentaires n’ont pas l’exclusif privilège de devoir obéir à la théorie quantique !

D’ailleurs, comme le dit Sin-itiro Tomonaga, sans la théorie quantique, c’est l’univers tout entier qui n’existerait pas : on peut difficilement trouver un système plus macroscopique

 

 

 

Le chat de Schrödinger

Parmi mes lectures récentes, je ne saurais trop recommander le superbe livre de Philippe Forest intitulé Le chat de Schrödinger (Gallimard, 2013), auteur dont l’œuvre est tout entière imprégnée de la mort de sa petite fille. Le paradoxe de l’illustre physicien se prête ici à merveille à un voyage imaginaire et onirique, oscillant sans pathos entre le réel accepté lucidement et l’impossible imposé par les tragédies de la vie.

Le Le chat de Schrödinger par Philippe Forest.
Le chat de Schrödinger par Philippe Forest.

L’admiration à lire ce livre est double : au-delà de la magnificence de l’écriture, l’auteur montre son exemplaire compréhension en profondeur des mystères quantiques, compréhension qui est proprement stupéfiante puisque ce domaine de l’intellect est situé à des années-lumière de ses préoccupations de prédilection — Philippe Forest est homme de lettres, professeur de littérature française.

Personnellement, je souhaite ne jamais être sollicité pour écrire un ouvrage de vulgarisation sur la Mécanique quantique, car je crois que c’est un défi impossible à relever. Mais si jamais j’y étais contraint, j’irais alors prendre des leçons avec Philippe Forest…