Feynman se serait-il trompé ?

JokingFeynman

Dans la leçon 22-3 de ses fameuses Feynman Lectures on Physics (http://www.feynmanlectures.caltech.edu/), le grand physicien obtient l’impédance d’un réseau infini de composants où alternent condensateurs et inductances purs. A sa manière inimitable, avec très peu de calculs comme toujours, Feynman obtient un résultat qui, à basse fréquence, exhibe de façon surprenante une impédance donnant lieu à des effets dissipatifs alors que le circuit ne comporte aucune résistance électrique.

N’en restant pas là, évidemment, Feynman donne toutefois une interprétation physique à ce résultat d’apparence paradoxale, et passe à la leçon suivante.

Quelque peu intrigué mais loin de tout esprit iconoclaste, juste pour comprendre, j’ai repris ce petit problème d’une autre manière, en fait de la façon assez naturelle consistant à établir une relation de récurrence entre l’impédance du réseau fini à N+1 mailles et celle du réseau à N mailles, relation qui est simple mais non-linéaire et qui, dans le cas considéré (inductances et condensateurs), peut s’écrire comme une itération entre des variables adimensionnées qui sont toutes réelles. Retranscrit dans les variables physiques, ceci signifie que l’impédance globale est imaginaire pure à tout stade de l’itération, de sorte que si la limite du réseau infini existe, elle est forcément elle aussi imaginaire pure à toute fréquence, donc n’engendrant jamais aucune dissipation. Formulée de façon plus abrupte, la question que l’on aurait aimé poser à Feynman est : comment une suite de nombres réels peut-elle avoir une limite (supposée exister) ayant une partie imaginaire non-nulle ? Vous plaisantez Mr Feynman ?!

Où est donc le faux-pas de Feynman ?

La réponse repose sur l’analyse de l’existence de la limite, une question que les physiciens ont trop souvent tendance à négliger. Ici les choses se présentent comme suit. L’impédance du réseau infini correspond au(x) point(s) fixe(s) de l’itération ainsi obtenue que, comme d’habitude, l’on peut obtenir de façon purement géométrique en cherchant les intersections de la première bissectrice avec le graphe de la fonction définissant l’itération. Un petit dessin montre alors immédiatement que, à haute fréquence, il existe deux points fixes, l’un stable, l’autre instable, le premier donnant bien l’impédance non-dissipative également trouvée par Feynman.

En revanche, à basse fréquence, au-dessous d’une fréquence critique où les deux points fixes se confondent, il n’y a plus du tout de point fixe, signifiant tout simplement que, dans cette gamme de fréquence, la limite n’existe pas ! Dès lors, le calcul de Feynman s’effondre, tout comme disparaît le paradoxe d’un circuit dissipatif sans résistances…

Si la limite n’existe pas, on peut toutefois pousser l’analyse en considérant la composée de l’itération avec elle-même (son “carré”),  voire les compositions de “puissance” plus élevée, découvrant que celles-ci ont exactement les mêmes points-fixes. La réponse mathématique au problème posé est donc que, dans cette gamme de fréquence, l’impédance du réseau dépend de la valeur du nombre de mailles, la limite n’existant pas, tout simplement.

On aurait pu s’attendre à ce que les composées successives de l’application possèdent de nouveaux points-fixes. D’une façon très générale, la stabilité de certains d’entre eux est à l’origine de  l’existence d’oscillations, fréquentes pour des récurrences non-linéaires et donnant lieu à ce que l’on appelle des cycles-limites. Ce phénomène courant n’est pas le moindre exploit de ces itérations : que l’on se souvienne de la logistic map et de la cascade de Feigenbaum fournissant l’un des scénarios classiques de route vers le chaos (voir par exemple le chapitre 16 de mon livre de Mathématiques) !

Feynman se serait donc trompé ?

Eh bien non, pas vraiment, car son intuition physique, prenant le dessus,  lui a permis d’imaginer la bonne réponse physique au problème posé, qui est en fait mal posé : un module électrique de résistance nulle, cela n’existe pas, une inductance par exemple a forcément une résistance électrique, qu’elle soit petite est une chose mais la déclarer nulle est une vue de l’esprit, tout comme un oscillateur harmonique non-amorti est situé en Utopie. Autrement dit, ce qui est ici vraiment en cause, c’est une modélisation abusive considérant des éléments physiques qui eux, c’est sûr, n’existent pas.

Dès lors, que fait la récurrence si l’on donne une résistance finie à chacune des mailles du réseau ? Elle converge ! Les cycles-limites disparaissent, les trajectoires s’enroulant autour d’un unique point-fixe stable et l’impédance globale admet effectivement une limite —  celle annoncée sans preuve par Feynman.

Ainsi, à la question Feynman s’est-il trompé ?  la réponse est oui et non.

Oui, car son argument mathématique est entaché d’une erreur liée à une hypothèse plausible… mais malheureusement non vérifiée à basse fréquence. Non, car son intuition géniale de physicien a subrepticement repris la barre au moment où, à cause d’une modélisation abusive, l’argument mathématique produit dans toute son exigence une réponse d’une incontestable exactitude mais non pertinente pour tout système physique réel.

Ce qui n’est certes pas abusif, c’est d’affirmer qu’une telle rectification implicite est la signature du génie. Tout au plus, peut-on faire à Feynman le reproche de n’en avoir pas soufflé mot à ses innombrables lecteurs… Sans doute l’a-t-il fait oralement aux  étudiants qui ont eu la chance de suivre son admirable enseignement. Heureux privilégiés !

3 réflexions sur “ Feynman se serait-il trompé ? ”

  1. Cher professeur Aslangul,

    J’ai eu le plaisir il y a une dizaine d’années d’être l’un de vos étudiants du DEA de physique des liquides… Et j’éprouve le même plaisir à vous lire sur ce Blog !

    Je travaille désormais en Guyane pour la diffusion de la culture scientifique, et le CCSTI baptisé La Canopée des Sciences. Un petit détour par notre belle région, pour venir rencontrer le public et les étudiants Guyanais, pourquoi pas à l’occasion d’une fête de la science, vous tenterait-il ?

    Sébastien Balibar nous a déjà fait l’honneur de sa visite et il en est je crois revenu enchanté. Si le cœur vous en dit, vous trouverez aisément mes coordonnées sur le site de la Canopée des sciences.

    Bien cordialement
    Olivier Marnette

    1. Cher Olivier,

      Si je suis incapable de me remettre votre visage, je me souviens fort bien de votre nom et suis ravi d’avoir de vos nouvelles. Je vous félicite de contribuer à votre tour à la diffusion des connaissances.
      Un petit tour en Guyane ? Pourquoi pas. J’irai visiter le site de la Canopée des sciences pour en savoir plus.

      Très cordialement

  2. Bonjour,
    dans le concept absolu d’une maille et si on la reproduit à n mailles, il me semble que le “réseau” est fini. En revanche, si de manière plus différentielle on considère les mailles comme des filets mathématiques, il existera alors du “vide” retenu entre toutes ces mailles. On pourrait alors évoquer en ce sens une partie imaginaire. Et si on imagine alors que ce filet prend “vie” en terme de Physique de la Matière, il peut alors émettre une impédance inhérente propre à la maille et inversement une sorte d’impédance “anti-matière” qui retraduit un espace ou plutôt du temps que l’on définira comme une résonance “impropre” et subtile de la maille.
    En bref, pour tout système fini et résistant, il doit pouvoir exister un système équivalent et porteur non-résistant: ou plutôt observable sans résistivité type réservée à la Matière. On entre alors dans le cadre de la conscience temporelle, c’est-à-dire affiliée à la nature du temps et qui permet donc une liberté d’observation non-reconnaissable par le sens cognitif immédiat. On évoquera dans ce cas l’invisibilité de la matière dans le temps.
    Une vision exotique d’un électricien automobile:
    j’ai toujours apprécié la manière dont Richard Feynman a abordé la quatrième dimension en regard d’Albert Einstein.
    Ce qui me semble important, d’après ce que j’ai pu en retenir, c’est la notion du “Vide”…

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