L’un des Pères-fondateurs de la théorie quantique et l’auteur de Monsieur Teste : quoi de commun entre ces deux grands hommes ?
Au premier, on doit les fondements d’une théorie physique permettant de comprendre, à toutes les échelles aujourd’hui observables, pourquoi l’univers ne collapse pas, pour reprendre les mots de Sin-itiro Tomonaga. Le second a accompli une œuvre littéraire et poétique considérable (on ne peut oublier “Ce toit tranquille, où marchent les colombes” ni “Le vent se lève… il faut tenter de vivre !”), tout en étant un professeur d’exception, un conférencier soulevant à chaque fois l’enthousiasme de son auditoire et une référence absolue dans le royaume des arts et lettres.
Tous deux furent des intellectuels ayant marqué leur époque d’une empreinte définitive irradiant l’avenir, chacun étant d’ailleurs nourri de réflexions à l’opposé du champ disciplinaire que l’histoire retient usuellement, les humanités et la philosophie pour l’un, les mathématiques et les sciences pour l’autre.
Alors, au-delà de la fécondité de leur œuvre et du rayonnement universel de leur pensée, en quoi leur destin et leur vie se ressemblent-ils ?
On le découvre en lisant la biographie de Schrödinger par Walter Moore (“Schrödinger, Life and Thought”, Cambridge University Press, 1989) et le passionnant livre de Dominique Bona (“Je suis fou de toi : le grand amour de Paul Valéry”, Grasset, 2014), où l’on apprend que ces deux personnages illustres furent aussi des hommes, en proie à des passions amoureuses hors du commun.
Moore raconte avec tact et délice comment l’on ne connaîtra sans doute jamais l’identité de la dame d’Arosa, la première femme à avoir vu écrite sur un carnet de travail l’illustrissime équation de Schrödinger à Noël 1925, prodigieuse percée de l’esprit humain à propos de laquelle Hermann Weyl, l’ami de toujours, écrivit “He did his great work during a late erotic outburst in his life”. Michio Kaku dans “Einstein’s Cosmos” (Atlas Books, 2004) évoque l’impossibilité d’en savoir plus sur la mystérieuse lady d’Arosa en raison des “innumerable girlfriends” de Schrödinger (tout comme sur ses enfants illégitimes…).
Late dit Weyl, n’exagérons rien, Schrödinger n’avait que 38 ans… Dominique Bona, elle, nous révèle comment à 65 ans passés, au bout d’une vie amoureuse déjà bien remplie, Valéry a éprouvé une folle passion pour celle qui signait ses romans du nom de Jean Voilier mais dont le prénom était Jeanne, sa cadette de plus de trente ans. Si le livre de Dominique Bona est un régal par la fluidité de l’écriture qui donne au lecteur l’impression de vivre avec les personnages qu’il met en scène, il est avant tout poignant : le lecteur devient peu à peu le témoin consterné d’une véritable descente aux enfers provoquée par un déséquilibre amoureux faisant insidieusement perdre à Valéry ce qui le faisait vivre intellectuellement et lui donnait une énergie inouïe pour travailler comme un forçat malgré une santé toujours fragile, et en des temps particulièrement troublés. La stupéfaction attristée du lecteur est d’ailleurs confirmée par le parcours des “Lettres à Jean Voilier” (Gallimard, 2014), choix de lettres écrites par Valéry entre 1937 et 1945, tout au long d’un voyage amoureux dont la fin brutale et imposée a, à n’en pas douter, précipité la mort de l’auteur de “La jeune Parque”. On est peu à peu bouleversé par quelques vers exprimant pudiquement le désarroi grandissant, depuis “Cette lucidité que l’amour environne/Se trouble d’ombre tendre à la source des pleurs” jusqu’à “Tu n’étais donc pas ce que je meurs de perdre”, tout en refusant de désespérer sur la passion du cœur malgré les ravages qu’elle commet parfois, autant chez les obscurs et les sans-grade que chez les plus grands, les rassemblant tous dans la même et fragile dimension humaine.
Dans ce billet, s’il fut question de deux hommes, n’oublions pas que d’autres égéries ont aussi laissé leur nom dans l’histoire, par leur œuvre bien sûr, mais aussi par les tourments qu’elles ont inspirés : que l’on se souvienne de Gala et du désespoir d’Eluard, de Marie Curie et de la triste fin de Pierre… En la matière, nul(le) ne saurait croire à une fatalité inscrite à l’origine dans la rencontre aléatoire de deux chromosomes différenciés…