Recension de livres scientifiques (6)

Sixième livraison des recensions de livres de culture scientifique que j’avais rédigées entre 2001 et 2007 pour la défunte revue Vient de Paraître. Toujours disponibles et d’actualité.

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baudetJean Baudet : Penser la matière

Vuibert (octobre 2004), 389 p.,ISBN: 2-71175340-9

Historien des sciences et philosophe, Jean Baudet entreprend d’initier ses lecteurs à la chimie – une discipline qui, souvent associée aux problèmes de pollution, a parfois mauvaise presse, et qui en conséquence est rarement vulgarisée. Cependant, avec les sujets qui s’y rapportent comme le réchauffement du climat, les manipulations génétiques, les risques alimentaires, les pollutions diverses, les pouvoirs et les limites de la chimiothérapie, les produits pharmaceutiques, etc., la chimie est située au cœur de nombreux débats qui agitent la société, et constitue l’une des clés du monde actuel.

L’ouvrage est donc bienvenu. Il suit le développement de la chimie dans l’histoire, étudiant comment l’homme a peu à peu « pensé la matière », de Pline l’Ancien à Joliot-Curie en passant par Paracelse, Lavoisier ou Mendeleïev. Le lecteur voit ainsi se former progressivement les notions, les concepts mais aussi les erreurs, qui ont abouti aujourd’hui aux matières plastiques, à l’ADN, aux colorants synthétiques, aux dérivés du chlore et aux dix millions de molécules différentes qui sont synthétisées en laboratoire et produites en usine. Bref, à l’un des plus impressionnants corpus de connaissances de l’humanité !

N’oubliant pas sa formation de philosophe, l’auteur complète avec bonheur et lucidité son parcours historique par une critique de la pensée sur la matière. Il analyse comment les deux mouvements de pensée qui imprègnent aujourd’hui notre société, à savoir le matérialisme et l’idéalisme, reposent sur des interprétations philosophiques différentes de la nature de la matière.

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gunzigbElisa Brune et Edgar Gunzig : Relations d’incertitude

Ramsay, août 2004, coll. «Littérature», 420 p., ISBN: 2-84114-700-2

De formation scientifique, Elisa Brune marie son activité de romancière à celle de journaliste et d’essayiste. Tous ses ouvrages sont marqués du sceau de l’originalité intelligente. Ici, elle nous livre une sorte de « monde de Sophie » version scientifique.

Edgar Gunzig, physicien spécialiste du vide quantique, croise le chemin d’une jeune journaliste scientifique, Hélène. Leurs premiers dialogues ont pour sujet avoué la physique, et ils décident d’entreprendre la rédaction d’un ouvrage de vulgarisation. Hélène interroge sans jouer au Candide, Edgar explique avec des mots simples : le vide quantique n’est pas l’absence de toute chose mais un état particulier, celui de plus faible énergie… À partir de là, Edgar élabore la théorie du bootstrap, selon laquelle un processus peut s’auto-entretenir sans avoir besoin de recourir au monde extérieur. Appliqué à l’univers, le bootstrap modifie la vision traditionnelle du Big-Bang et signifie que le cosmos s’est auto-engendré …

Cependant, aiguillé par les questions de la journaliste, le discours change bien vite de direction et aborde la vie personnelle d’Edgar. Celle-ci est pleine de rebondissements, de catastrophes en chaîne. Une mère communiste pure et dure, un père qui espionne pour Moscou, un petit garçon juif ballotté pendant la guerre et qui grandit à l’ombre des Franco, Staline, Hitler, des changements d’identité à de multiples reprises, un emprisonnement arbitraire en Inde… Edgar revisite son passé et reconstitue sa vie grâce à une jeune femme qui doute d’elle-même. Finalement c’est cela le véritable bootstrap : un bouquin qui s’écrit tout seul, et qui est en même temps le livre des origines d’Edgar Gunzig !

Voici donc un roman très particulier, où histoire et considérations scientifiques forment la toile de fond d’un suspense psychologique. Mais peut-on appeler « roman » un livre dont les personnages sont précisément les écrivains, et où les faits rapportés sont réels ? Le tour de force d’Elisa Brune réside en particulier dans le fond d’explications scientifiques. Les épisodes cosmologiques sont expliqués très clairement et ont des résonances métaphysiques. Et certains principes de physique – comme les célèbres relations d’incertitude de la physique quantique, qui donnent leur nom à l’ouvrage – sont mis en lumière tout en étant appliqués métaphoriquement à la vie d’Edgar. Réellement surprenant !

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casse-ojMichel Cassé : Énergie noire, matière noire

Odile Jacob, août 2004, coll. «Sciences», 300 p., ISBN: 2-73811-325-7

Astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique et chercheur associé à l’Institut d’astrophysique de Paris, Michel Cassé a déjà publié maints ouvrages où, à la façon d’un conteur animé d’un souffle poétique à nul autre pareil, il tente d’éclaircir quelques mystères de la création.

Dans ce présent opus, Michel Cassé se donne pour ambition de rendre parfaitement compréhensibles certaines des questions fondamentales de la cosmologie du XXIe siècle, tout en nous en restituant la poésie.

Au cours de ces cinq dernières années, la cosmologie est entrée dans une nouvelle ère dite « de haute précision » ; grâce à leurs instruments répartis sur Terre et dans l’espace, les astronomes observent avec toujours plus de précision les paramètres fondamentaux de l’univers (son âge, sa courbure, sa constitution, son destin ultime). Or, l’expansion avérée de l’Univers, au lieu d’être freinée par la gravité, comme beaucoup le pensaient jusqu’alors, s’accélère. Une certaine «  énergie noire », qui constituerait les trois-quarts de l’univers, serait responsable de cette accélération vertigineuse. En outre, sur le quart restant, l’essentiel de la matière serait également «noire», c’est-à-dire invisible. Cet Univers dans lequel nous baignons semble donc être le lieu d’un combat titanesque entre des composantes énigmatiques, l’une attractive, l’autre répulsive. Malgré cet apparent mystère, l’auteur s’attache à montrer que les fameux modèles de Big-Bang, revus et étendus à la lueur de la physique des hautes énergies, expliquent ce qui est observé.

L’énergie noire répulsive, substrat invisible car non rayonnant, mais imprégnant chacun d’entre nous, est-elle une énergie du vide constante dans le temps, ou bien un plus hypothétique champ de «quintessence» ? Toujours est-il qu’elle gouverne l’évolution de l’univers, son passé et son destin.

Le mélange stylistique de poésie et de cosmologie, l’une des caractéristiques de l’auteur qu’il développe au fil de ses essais, invite à la rêverie autant qu’à la philosophie, voire au mysticisme. Michel Cassé aime l’univers comme un troubadour du Moyen-Âge aimait une femme : dans la contemplation, le respect et la communion.

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delahayeJean-Paul Delahaye : Les inattendus mathématiques

Belin – Pour la science, août 2004, coll. « Bibliothèque scientifique », 256 p., ISBN: 2-84245-073-6

Jean-Paul Delahaye est professeur à l’Université des sciences et technologies de Lille, chercheur au laboratoire d’informatique fondamentale de Lille du CNRS. Il est bien connu des lecteurs de la revue « Pour la Science », dans laquelle il tient la rubrique mensuelle « Logique et calcul ».

Avec une jubilation communicative (mêlée d’un brin de sadisme envers ceux qui ne pourraient suivre ses raisonnements), il s’attache brillamment à démontrer comment les mathématiques sont non seulement présentes dans maints aspects de la vie quotidienne, mais se nichent également là où on ne les attendrait pas, comme la création littéraire, l’espionnage ou les paris !

Le mérite principal du livre – richement illustré en couleurs – est de montrer combien les mathématiques sont une création permanente de l’esprit. Autant que l’art, elles exigent inventivité et sens esthétique. Jean-Paul Delahaye explore cette frontière où la vie quotidienne, l’art, les jeux, la manipulation des nombres, les figures géométriques et même la philosophie rencontrent les mathématiques pour dévoiler un monde étonnant et réjouissant où chacun trouve à s’émerveiller. Composé de chapitres indépendants respectivement intitulés l’art et les mathématiques, les découpages géométriques, les mathématiques dans la société, erreurs et paradoxes, jeux et casse-tête, l’ouvrage s’adresse à tous les curieux qui pensent, à juste titre, qu’on peut s’instruire et s’amuser en explorant l’univers inattendu des mathématiques. Il illustre aussi la remarque du grand mathématicien David Hilbert qui, apprenant qu’un de ses élèves avait renoncé aux mathématiques pour se consacrer à la poésie, avait répliqué « J’ai toujours pensé qu’il n’avait pas assez d’imagination pour devenir mathématicien » !

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stewartJohn Stewart : La vie existe t-elle ?

Vuibert, septembre 2004, coll. « Culture scientifique » , 128 p., ISBN: 2-71175-368-9

Généticien de formation, John Stewart est depuis 1979 chargé de recherche au CNRS, actuellement rattaché à l’Université de Technologie de Compiègne. Après dix ans de recherches combinant génétique et physiologie chez la souris, il a travaillé successivement dans les domaines de la sociologie des sciences, de l’immunologie théorique, des sciences cognitives, et de la philosophie de la technique. Il est l’auteur de plusieurs livres portant notamment sur l’hérédité du QI, sur les manipulations génétiques et sur l’évolution du système immunitaire. Il se penche ici sur le statut de la génétique dans les sciences biologiques.

Le sous-titre de l’ouvrage, Comment réconcilier la génétique et la biologie, explicite le propos. Depuis son fondement par Mendel au XIXe siècle, la génétique est en effet une science « différentielle », au sens où une différence dans un facteur génétique est la cause d’une différence dans un phénotype observable. Là où il n’y a pas de différences, la génétique n’est donc plus opérationnelle. En particulier, la génétique ignore un invariant fondamental appelé autopoïèse, traduisant le fait que les organismes vivants ne soient pas des « choses », mais des flux d’énergie et de matière organisés de telle sorte que des organismes se produisent en permanence.

Certes, la structure moléculaire de l’ADN (support matériel des gènes), ainsi que le « code génétique » par lequel des séquences de nucléotides dans l’ADN spécifient des séquences d’acides aminés dans des protéines, ont certes été découverts dans les années 1950, mais un organisme vivant ne se réduit pas à un assemblage de protéines. Les notions-clés d’information, de message et de code – importées de la cybernétique – ont leur limite : aucun message codé ne porte en lui-même le dispositif permettant de l’interpréter.

Il s’ensuit un divorce historique qui sépare la génétique de la biologie des organismes. L’objet central de la biologie contemporaine n’est plus la vie, mais le gène – constat faisant écho à une remarque de François Jacob : « On n’interroge plus la vie dans les laboratoires ». L’auteur ne s’arrête toutefois pas à cet échec apparent. Il examine les possibilités d’une réconciliation entre une véritable biologie des organismes et une génétique ramenée à sa juste place, consciente de ses limites.

Une réflexion sur “ Recension de livres scientifiques (6) ”

  1. À tout hasard, si cela intéresse quelqu’un: La première traduction française des Météores de Paracelse vient de sortir chez Beya Editions.

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