El Hierro : l’homme qui plantait des arbres fontaines

La science est aussi une histoire d’amitiés. C’est parce que j’avais connu un ingénieur spécialisé dans le développement des zones arides au Niger en 1985 qui travaillait alors dans un pays voisin encore plus pauvre, le Tchad après une guerre civile, que je suis allé quelques années plus tard sur l’île d’El Hierro.
Andrés Acosta Baladón, c’était son nom – un homme petit mais vaillant aux jambes arquées peut-être la marque d’une jeunesse passée en partie à cheval dans son lointain Uruguay natal où les animaux sont bien plus nombreux que les hommes -, m’avait intrigué puis passionné avec ses filets attrape-brouillard et son histoire des usages traditionnels pour capturer l’eau de la brume dans les déserts côtiers grâce aux agaves et d’autres plantes. Entre autres, Andrés m’avait parlé de l’arbre fontaine ou arbre saint d’El Hierro aux Canaries qui avait existait là-bas jusqu’en 1610 et qui était utilisé comme source d’eau par les aborigènes berbères, les Guanches, avant la conquête espagnole au XVème siècle et encore au-delà. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé Andrés en Europe alors qu’il venait de prendre sa retraite de l’OMM (Organisation Météorologique Mondiale). Avec son aide, j’ai repris le fil de ses recherches. Fin 1991, je me suis embarqué nuitamment avec ma femme du port de Santa Cruz de Tenerife sur un cargo mixte vers l’île d’El Hierro. Je ne l’ai atteinte que le lendemain en début d’après-midi, après une escale sur l’île de La Palma. Après un voyage éprouvant car sur une mer agitée et sur un modeste ravitailleur, j’ai touché terre sur une petite île de 270 km2, pelée et volcanique où il restait des ânes dans les rues de sa bourgade principale Valverde. Des ânes qui étaient attachés par leur licol à un gros anneau devant le plus gros négoce insulaire soit le magasin d’alimentation qui marquait le début de la petite agglomération. La population totale de l’île était de 6 000 âmes, les routes y étaient fort étroites et sinueuses, volcans obligent. J’avais loué une petite voiture, haute sur pattes, une Seat Marbella rouge qui s’accrochait aux pistes telles les chèvres en liberté qui pâturaient sur les pentes presque à pic des appareils volcaniques. Des chèvres noires et marron foncé qui, depuis 2 000 ans, avaient toujours accompagné la vie des aborigènes Guanches puis des Espagnols leur donnant lait, viande et laine.
El Hierro avait été un lieu d’exil des opposants politiques parce que c’était la dernière île des Canaries soit la plus lointaine de la péninsule ibérique et la plus pauvre – ces habitants montaient comme passagers clandestins dans les bateaux lors de l’escale pour la fuir vers les Caraïbes. Dans les années du franquisme quand le régime était à la fois autarcique et ostracisé à l’étranger, il n’y avait même pas un hôtel de passage et les rares personnalités qui faisaient obligatoirement (et sans doute à leur corps défendant leurs inspections de routine) y étaient logées dans une maisonnette du service des Eaux et Forêts.
En 1991, même si bien des choses avaient changé depuis les années 50, une impression de calme virgilien ou plutôt d’activités menées au rythme mesuré des saisons y régnait encore, contrastant fortement avec celui endiablé et moderne créé par le tourisme international qui avait envahi des îles voisines telles Tenerife et la Grande Canarie. Nombreux étaient les troupeaux de moutons abrités dans leur enclos sous un épais brouillard dans la partie haute de l’île. Une impression d’être au bout du monde renforcée par la présence, dans un désert de lave, du phare de la Orchilla, le point le plus occidental du Monde avant la découverte des Amériques, ou peut-être d’être au commencement du monde avec les lézards géants de l’île abondants mais quasiment exterminés lorsque les hommes découvrirent les Iles Fortunées, le nom donné pendant longtemps des Canaries.
J’allais voir, par un petit chemin à travers bois, l’ancien emplacement de l’arbre fontaine déraciné en 1610 par un ouragan mais qui avait été décrit auparavant par des explorateurs et hommes de science dignes de foi tel le dominicain Bartolomé de las Casas, le grand défenseur des Indiens qui débarqua sur El Hierro lors de ses voyages aux Amériques au XVIème siècle. Toutefois c’était de l’Histoire…

Aussi, après avoir rencontré un panneau d’une pauvreté toute franciscaine, grand fut mon étonnement de voir l’arbre fontaine debout, à la fin d’un chemin boueux, entre deux nuages d’une brume épaisse se déplaçant rapidement !

Planté par Don Zósimo en 1948, le nouveau “Garoé”, le plus célèbre des arbres fontaines. El Hierro, été 1991. © A. Gioda, IRD.

A mon retour à la bourgade de Valverde, Luis Espinosa Krawany, chargé du développement touristique insulaire et que je rencontrais dans son petit et froid bureau, m’expliqua que c’était l’œuvre ou plutôt une initiative et donc une plantation de l’ancien chef des gardes forestiers de l’endroit, Don Zósimo Hernández qui vivait à une bonne dizaine de kilomètres de là dans la localité du Pinar. J’allais le visiter et il me réserva le meilleur accueil et notamment il me fit rapidement passer par son caveau où, à côté des tonneaux, je mangeais avec lui sur le couteau du fromage accompagné de figues sèches. Les figuiers sont magnifiques car tordus par le vent, comme d’autres arbres à El Hierro, mais ceci est une autre histoire. Il me montra aussi les objets modestes qu’il avait reçus lors de son départ à la retraite et qui étaient déjà un peu jaunis par le temps car Don Zósimo avait 71 ans. Il m’expliqua qu’il avait replanté l’arbre fontaine en 1948, lors d´une grande sécheresse (bien connue « año de la seca », au niveau d’El Hierro), afin de refaire le cheminement des Guanches les aborigènes des origines, un véritable « Retour vers le futur ». Il me confia toute une série de documents inédits dont quelques-uns de sa main (je dois en avoir gardé certains) et nous commençâmes à publier plusieurs articles, après une nouvelle visite en 1992 où j’étais toujours accompagné de ma femme. Ensuite je reçus le prix Ushuaïa au début de 1993 pour ce projet de l’arbre fontaine et j’effectuai, lors de mon troisième voyage, son partage avec Don Zósimo. Petit à petit j’appris à mieux le connaître.

C’était un homme de peu de paroles sans être taiseux, d’abord un un forestier et un jardinier. D’ailleurs son 4 x 4 vert militaire, un châssis court Land Rover by Santana, n’était jamais bien loin, prêt à filer sur le terrain. Je sus au fil du temps par les gens de l île, son épouse et son fils Juan Carlos qu’il avait beaucoup fait pour la préservation de la nature depuis les années 1940, la décennie où il arriva de l’île voisine mais un peu plus riche de La Palma : protection de grands pins canariens contre l’extension d’un terrain de football (ce dernier sport étant une maladie bénigne mais diffuse en Espagne), redécouverte et protection du lézard géant d’El Hierro sur les hautes falaises de l’île, plantation de plusieurs arbres fontaines dont celui de la Cruz de los Reyes en plus celle de l’arbre saint, aménagement de miradors et de chemins à des fins de promenade et de pèlerinage avec l’artiste plasticien César Manrique, construction de réservoirs d’eau sur les hauteurs, etc.
Puis, je perdis de vue Don Zósimo de 1997 à 2002, seul le courrier nous réunissant, car vivant en Amérique du Sud, mais je le retrouvais avec plaisir en 2003. Le temps avait passé pour tous les deux : il avait 83 ans et moi, 48 ans. Quelques prix lui avaient été enfin décernés dont celui du plasticien César Manrique en 1998 pour l’ensemble de son travail. L’île était devenue intégralement en 2000 une Réserve de la Biosphère de l’Unesco, un très long tunnel était en train d’être creusé afin de détourner le trafic routier de cette zone, les lézards géants moins rares se reproduisaient en captivité, l’arbre fontaine de Don Zósimo était précédé d’un magnifique portail en fer forgé…

Construit vers l'an 2000, il marque bien le début de la nouvelle sacralisation du végétal symbole de l'île.
Construit autour de l’an 2000, ce portail monumental marque bien le début de la nouvelle sacralisation du végétal symbole de l’île y compris sur ses armoiries : l’arbre fontaine. © A. Gioda, IRD.

A partir de 2005 et sur les conseils de mon vieil ami Andrés Acosta, j’ai aidé la petite entreprise d’attrape-brouillard Natural Aqua Canarias de Carlos Recio basée à Tenerife. J’appris alors avec beaucoup de peine le décès de Don Zósimo, survenu en 2004 et suivi rapidement de celui de son épouse ; j’avais auparavant conseillé Carlos Recio de se rapprocher de lui et de s’appuyer sur son savoir-faire pour le nouveau programme européen Dysdera (du nom d’une famille d’araignées, animaux connus pour leurs toiles) sur l’évaluation de la ressource en eau du brouillard. Finalement le fils de Zósimo, Juan Carlos Hernández Cabrera du Service de l’Environnement qui avait suivi les ormes paternelles, accepta d’aider l’entreprise de Carlos Recio. Ensemble ils installèrent une station météorologique automatique et un bel et grand attrape-brouillard inspiré de l’arbre fontaine.
Je revins aux Canaries, mais sur d’autres îles, toujours pour les attrape-brouillard en 2005 et 2007. Je ne retournai qu’en 2010 sur El Hierro puis je retournais trois fois en en 2012 et 2013 , cette dernière année aussi pour participer au tournage du documentaire « Les maîtres de l’eau » avec entre autres Juan Carlos Hernández. Le long tunnel était achevé redonnant la tranquillité à la partie haute forestière de l’île qui est protégée ; il relie directement les deux agglomérations principales de Valverde et Frontera. Parallèlement, le grand projet écologique, afin de rendre El Hierro alimentée à cent pour cent par les énergies renouvelables, est en voie d’achèvement sur les versants les plus arides. Un projet pionnier au niveau mondial qui couple énergie éolienne et hydro-électricité, tels l’arbre fontaine puis les filets attrape-brouillard pour donner l’eau douce, et qui montre que la population et ses édiles ont suivi le chemin de Don Zósimo, celui du développement durable entrepris il y a plusieurs décennies.
L’arbre fontaine croît bien, allant sur ses 70 ans, et le nom de Don Zósimo apparaît, depuis quelques années, pas bien loin de là sur le nouveau chemin de l’eau, à côté des attrape-brouillard installés par la municipalité insulaire. Natural Aqua, devenue il y a peu Naqua <www.naquahydrasystems.com>, a en installé d’autres dans le nouveau parc public « Las Cancelitas » proche du lac supérieur de l’usine hydro-électrique. Je suis intimement persuadé que Don Zósimo se penche de son nuage pour veiller à la bonne santé de son île et plus particulièrement vers son nouvel arbre fontaine qui est redevenu, grâce à lui, l’un des symboles vivants d’El Hierro, son véritable totem qui n’existait que sur les armoiries insulaires pendant plus de trois siècles.

Les armoiries ou les armes d’El Hierro avec, au centre, le nuage de brouillard qui nimbe l’arbre fontaine dont on voit l’eau recueillie à son pied.

Il est devenu surtout la source d’inspiration de la nouvelle centrale électrique, revendiquée par les îliens notamment par Tomas Padrón qui politiquement domina l’île de 1978 à 2011. Moi, je suis heureux d’avoir connu Don Zósimo et d’avoir pu apporter, de façon tranquille mais aussi de manière durable, une contribution aux réalisations de l’île d’El Hierro qui sont exemplaires car elles montrent qu’un autre monde est possible.

 

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